Chronique

C’est fort, la vie

Dans la chambre 43 de la toute nouvelle unité de néonatalogie de Sainte-Justine, ambiance feutrée et chuchotements. Dans l’incubateur, bébé Louane Betty, née le 30 septembre à 31 semaines.

C’était juste avant Noël. Préma-Québec m’avait invité à visiter cette nouvelle unité pour un reportage.

Bébé Louane Betty faisait donc dodo dans son incubateur, où elle est confinée 23 heures sur 24, « pour reproduire les conditions de vie dans l’utérus », dixit Martin Reichherzer, chef de l’unité des soins intensifs néonatals.

Isabelle Gagné, sa mère, a vécu le déménagement de l’ancienne aile à la nouvelle, hypermoderne, le 8 décembre. Avant, les chambres accueillaient deux bébés, ce qui multiplie bien sûr par deux le nombre de désagréments, en plus de rogner sur l’intimité.

Isabelle s’apprêtait à passer Noël ici, à Sainte-Justine. Et comme à peu près tous les parents que j’ai pu croiser, la Fêtes sont un peu comme une tempête qui passera très loin : on en entend parler, mais on en est protégé… Parce qu’aimer un bébé prématuré est une occupation qui prend tout son temps, toute son énergie, toute son attention. Noël, les Fêtes ? Pour tout dire, on s’en fiche un peu.

« On a juste hâte de la ramener à la maison, dit Isabelle. Ça n’affecte pas particulièrement mon moral de passer Noël ici… »

À la naissance, Louane Betty a été opérée. Puis, tout récemment, elle l’a été une deuxième fois, pour une stomie. En janvier, elle le sera pour la troisième fois, pour reconnecter son intestin.

C’est donc dire qu’à même pas 6 mois, bébé Louane Betty aura subi plus d’opérations que moi en 45 ans. On a tiré un peu sur l’étoffe qui garde l’incubateur de Louane Betty dans la pénombre, j’ai pu la regarder quelques secondes… Et j’ai pensé : Lâche pas, petite.

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Préma-Québec est un OSBL porté par Ginette Mantha, fondatrice et directrice, elle-même mère de deux enfants prématurés. Passée par ce chemin de croix solitaire, elle a décidé de créer Préma-Québec pour apporter soutien, information et écoute aux parents de prématurés (7,7 % des enfants). Préma-Québec existe depuis 13 ans et organise des cafés-causeries dans chacune des six unités néonatales du Québec, pour que les parents fassent connaissance et échangent.

L’organisme a aussi une ligne 1-800 et, depuis septembre, un projet-pilote à Sainte-Justine que Préma-Québec voudrait étendre dans les cinq autres centres québécois. Mme Mantha est sur place chaque mardi, pour épauler et écouter les parents qui vivent – c’est le bon verbe – dans l’unité.

Martin Reichherzer : « Les infirmiers et infirmières sont des coachs qui peuvent montrer les bases de la gestion d’un nouveau-né… Mais avoir un enfant prématuré, c’est autre chose : le soignant ne sait pas trop comment faire. Avoir Ginette ici est d’une énorme utilité : ça rassure les parents. »

Ginette Mantha : « Quand ma fille est née, je me sentais seule au monde. Quand cette épreuve te touche, tu penses que personne d’autre n’a ta peine. »

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Je sais qu’il y a des débats éthiques délicats autour de tout ce qu’on fait pour sauver les grands prématurés. Beaucoup de bébés sont sauvés, mais deviennent des enfants, puis des adultes hautement hypothéqués, avec des troubles cognitifs et physiques parfois importants.

Mais parmi ces bébés sauvés, beaucoup mènent des vies « normales », productives, sans trop de séquelles, une fois adultes. Et c’est le pari que font les parents : que les fruits de toutes ces connaissances médicales acquises depuis des décennies en néonatalogie permettront de donner une chance à leur enfant.

Parce que si l’enfant n’est pas sauvé, on ne saura jamais…

Mais des fois, on sait. On sait que l’enfant, même si la science pourrait le maintenir en vie, n’aura pas une belle vie, une bonne vie. Il faut alors prendre une décision.

Dans la chambre 35, Josiane Gauthier et Marco Jardim ont dû la prendre, cette décision. Josiane a accouché de London et de Brooklyn, des jumeaux, à 29 semaines et 1 jour.

Marco : « Tant que les parents ne vont pas prendre la décision de laisser aller l’enfant, l’équipe médicale va se battre. »

Josiane : « Après dix jours de vie, on a laissé aller Brooklyn. Il était trop atteint. »

London dort dans l’incubateur. Il va super bien, note Josiane, tout en expliquant que ça fait beaucoup d’émotions à gérer, dans leur cas, des montagnes russes comme pour tous les parents de prématurés, mais avec une twist supplémentaire, pour elle et Marco : « Tu vis le plus beau, avoir un enfant, en même temps que le pire… Perdre un enfant. »

Brooklyn a vécu dix jours, et on pourrait être tenté de dire « juste dix jours ». Mais ces dix jours, ce sont dix jours de lien, dix jours où ton enfant est là, tu le vois, tu le sens, dix jours qui ne s’effacent pas…

« S’il était mort dans mon ventre, dit Josiane, ce serait moins dur que l’avoir eu “juste” dix jours. »

Et c’est cette phrase-là de Josiane qui m’a inspiré le titre qui coiffe cette chronique.

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