Un héritage de 15 millions pris dans les limbes

Les histoires de testaments contestés ne sont pas toutes à la télé et au cinéma. Certaines se déroulent dans la vraie vie, avec les conséquences qu’on peut imaginer pour les familles. La veuve et les deux enfants du chirurgien Marcel Moreau, qui a fait carrière à l’Hôpital de Lachine pendant 40 ans, peuvent en témoigner.

Depuis plus d’un an, ils sont au cœur d’une saga qui les prive de la jouissance de leur héritage. Plus de 15 millions de dollars sont en jeu. L’affaire met aussi en scène Gestion financière MD. Cette filiale de la Banque Scotia au service exclusif des médecins est accusée par la famille du Dr Moreau d’avoir pris le contrôle de la succession… en faisant modifier le testament pour son propre bénéfice.

Voilà ce qu’allègue la poursuite intentée contre Gestion financière MD par les héritiers du chirurgien mort l’an dernier, à 86 ans. Il souffrait alors d’un « trouble neurocognitif majeur de type maladie d’Alzheimer probable qui serait au stade avancé », selon son dossier médical soumis en preuve.

En intentant un recours judiciaire, la famille souhaite faire invalider le testament signé en mars 2019 et forcer la destitution de Gestion financière MD de ses fonctions de liquidateur et fiduciaire de la succession du DMoreau. Les héritiers accusent la firme « d’abus de confiance flagrant », de « négligence professionnelle » et de « conflit d’intérêts ».

« Seul le Groupe MD tire un avantage financier du testament et de la planification fiscale déficiente qu’il met en œuvre. »

—Extrait du document de la poursuite

Ces allégations, comme toutes les autres, n’ont pas passé le test des tribunaux.

Gestion financière MD nie tout en bloc dans sa défense soumise à la Cour supérieure. Il n’y a « pas lieu d’annuler le testament », ni de se retirer de la gestion de l’héritage, ni de payer des dommages-intérêts à la famille, à son avis.

« C’est un cauchemar. Marcel a travaillé toute sa vie pour ne pas que sa famille soit dans le besoin, pis regarde-moi ça… », lâche Hélène Longtin, visiblement découragée, tout en refusant d’en dire plus.

À 78 ans, la grand-mère souhaite vendre sa maison devenue trop grande pour se rapprocher de sa fille et voir son petit-fils grandir. Mais Gestion financière MD refuse qu’elle mette la résidence en vente, selon une mise en demeure. Puisqu’elle s’est trouvé un condo, sa fille a dû payer la mise de fonds.

Les avocats des héritiers du DMoreau ont refusé de commenter l’affaire. Idem pour Sophie Moreau, une mentore et chargée de cours à HEC Montréal qui a travaillé pour Investissement Québec à Paris ainsi qu’en développement des affaires à New York et Shanghai. Elle est aussi détentrice d’un MBA exécutif Kellogg-Schulich.

Mais la femme trouve « désolant qu’une personne âgée qui a toujours bien vécu se retrouve à la mort de son mari dans une situation où elle n’a accès à rien », a-t-elle laissé tomber.

La famille Moreau accuse la société de gestion de patrimoine d’avoir « orchestré » la signature d’un testament qui semble lui garantir, « uniquement dans leur rôle de fiduciaire […] de gagner au-dessus de 2 000 000 $ en honoraires ». Cette somme a été évaluée par le cabinet comptable Richter, à la demande de la famille Moreau.

Richter constate que le testament garantit au Groupe MD de percevoir neuf types d’honoraires puisqu’il agit comme liquidateur, fiduciaire, conseiller en placement, gestionnaire de placement, gestionnaire d’actifs non financiers contenus dans les fiducies, dépositaire des titres et comptable/teneur de livres.

Certains frais devront être payés pendant 42 ans, puisque le fils de Sophie Moreau touchera son dernier versement à ses 50 ans. Il en a 8.

Qui a fait signer le testament ?

La modification du testament s’est faite dans les bureaux de Gestion financière MD, au 1000 de la Gauchetière, en mars 2019, « prétendument devant le notaire Daniel DeMontigny », peut-on lire dans la requête. La famille semble y remettre en question la véritable identité de celui qui était dans le bureau avec Mme Longtin et son mari.

Un document médical rédigé trois semaines après cet évènement précise que le DMoreau souffre d’un « TNC », un trouble neurocognitif.

Comme le veut la coutume, le testament du DMoreau indique que ce dernier possède « toutes les qualités légales pour tester ». Or, Marcel Moreau n’était pas apte à signer, soutient sa famille, puisqu’il avait des troubles neurocognitifs et que ceux-ci étaient bien connus de Gestion MD. Les avocats de Gestion MD nient ces allégations.

Après la mort du chirurgien, ce fut la surprise lors de la lecture du testament par le notaire Johnny Marcogliese, qui avait racheté l’étude de Daniel DeMontigny.

C’est là qu’Hélène Longtin aurait notamment découvert « que le testament excluait ses enfants, Sophie et Sylvain, d’agir comme coliquidateurs et cofiduciaires », indique la poursuite. Ainsi, advenant la mort ou l’incapacité de leur mère, les enfants du chirurgien seront « complètement écartés » de la gestion de l’héritage de 15 millions, et Gestion MD en sera l’unique responsable.

Dans un courriel transmis au notaire DeMontigny environ une semaine avant la signature des nouveaux testaments, Gestion financière MD lui énumérait une liste de modifications à y apporter. Elle mentionnait aussi que « les enfants ne s’entendent pas bien » pour justifier que la gestion de la fiducie se fera par « MD seul », advenant l’incapacité de Madame. Il y est aussi précisé que ces demandes font suite à une rencontre entre la planificatrice financière Caroline Ste-Marie et ses clients quelques jours auparavant.

Un notaire dans la pièce ?

Joint chez lui, Daniel DeMontigny a soutenu qu’il ignorait tout de cette affaire. En raison du secret professionnel, il a refusé de dire s’il connaissait le DMoreau et s’il s’était déjà rendu dans les bureaux de Gestion financière MD dans sa vie. Il a par ailleurs insisté sur la « grande intégrité » dont il a toujours fait preuve dans sa carrière.

De son côté, la Société de fiducie privée MD affirme qu’elle « ne prépare pas de testaments à l’interne ». Sa porte-parole a refusé de détailler le processus standard lorsque des modifications de testament sont requises ou souhaitées.

Celui du DMoreau a été signé en présence d’un témoin, un certain Alain Paquette, alors « coordonnateur, relations clients », pour Ivanhoé Cambridge, propriétaire du 1000 de la Gauchetière à l’époque.

« C’est arrivé une couple de fois que j’ai fait ça pour Gestion MD. Ils me demandaient d’être témoin de la signature de documents pour les docteurs, je pense que c’est pour leur retraite. […] Je ne sais pas si le monsieur qui faisait la description était notaire ou pas. Je le voyais souvent chez Gestion MD, mais je ne sais pas si c’était un employé de Gestion MD. »

Il faisait cela gratuitement, ne vérifiait pas l’identité des personnes sur place et restait dans le bureau moins de cinq minutes, a-t-il détaillé.

Invité à réagir, le directeur général de Gestion MD, Martin Poitras, a affirmé « ne pas avoir connaissance des faits ». Son nom apparaît pourtant dans les échanges de courriels, les mises en demeure et la poursuite. Une porte-parole de l’entreprise a ensuite refusé de commenter « puisque ce cas est devant les tribunaux ».

« Planification fiscale déficiente »

La famille du chirurgien Moreau souhaite notamment faire annuler le plus récent testament parce qu’il prévoit la création de neuf fiducies au bénéfice de la veuve, des deux enfants et des deux petits-enfants du défunt. Cela est « totalement injustifiable d’un point de vue fiscal », selon la poursuite rédigée par le cabinet De Grandpré Chait.

Dans leur rapport, les comptables de Richter expliquent que les fiducies ne peuvent plus accéder à des taux d’imposition progressifs depuis 2016, de sorte « qu’il n’y avait pas de raisons fiscales justifiant la création de multiples fiducies en 2019 ».

Cela fait dire à la famille que le nouveau testament « ignore totalement les principes de base de la planification fiscale et de la législation fiscale », alors que le Groupe MD prétend être un expert en la matière.

Surtout, cette stratégie « pénalise financièrement les bénéficiaires des fiducies testamentaires en réduisant considérablement les fonds après impôts disponibles, tout en multipliant et augmentant considérablement les frais qu’ils sont obligés de payer au Groupe MD ».

En somme, les nouvelles dispositions du testament relèvent d’une « planification fiscale déficiente », accusent les héritiers du DMoreau.

Dans sa défense, la société de gestion de patrimoine « soumet que Marcel Moreau a mis en place les fiducies pour des motifs autres que fiscaux », sans donner plus d’explications.

— Avec la collaboration d'Hugo Joncas, La Presse

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