Exposition universelle

CHEFS CANADIENS

Quelques chefs canadiens sont attendus, en marge de l’Exposition universelle de Milan, au Refettorio Ambrosiano. Parmi eux, Antonio Park, Jeremy Charles et John Winter Russell.

Gaspillage alimentaire

À table, pas à la poubelle

MILAN — Assis tranquillement à table, Saab sourit. Le peintre en bâtiment aime la soupe d’aubergine au cumin que vient de préparer le grand chef californien Daniel Patterson. Il l’a savourée doucement. « Babaganouj », lance soudainement l’homme de peu de mots. Il répète le nom du plat moyen-oriental en hochant la tête. « Quand j’étais enfant en Égypte, ça goûtait comme ça… »

Saad n’est pas exactement gourmet. Il ne connaît pas Patterson et ne se rappelle pas précisément quand il est arrivé en Italie. « Ça fait longtemps. » La vie n’a pas toujours été facile pour lui. C’est pour ça qu’il vit dans un refuge de la société charitable Caritas et qu’il mange ce soir au Refettorio Ambrosiano, le projet lancé par le chef Massimo Bottura et le concepteur du pavillon italien d’Expo 2015, Davide Rampello. Le Refettorio est là pour nourrir des démunis milanais avec des aliments détournés des poubelles d’un des pavillons de l’Expo universelle qui a lieu actuellement dans la grande ville italienne.

Chaque matin, un camion arrive au Refettorio et propose des aliments à des chefs que Bottura a invités partout au monde : Alain Ducasse, René Redzepi, Daniel Humm, Joan Roca… Ces stars gigantesques cuisinent pour les plus humbles. Courgettes abîmées, menthe étiolée, basilic à moitié noirci, bananes qui s’abandonnent, mozzarella sur le point d’atteindre sa date officielle de péremption… Les chefs choisissent ce qu’ils veulent et se mettent à l’œuvre avec des bénévoles et des employés de la Caritas, la grande charité catholique partenaire du projet.

Il faut faire vite. Inventer des recettes, tester, tout préparer. Il faut parfois cuisiner et servir deux repas par jour, au moins un souper. Les invités ? Des hommes résidant dans un centre d’hébergement de Caritas, des personnes âgées, des gens du quartier, des enfants…

Franck vient du Cameroun. Il est venu en Italie étudier la médecine, dit-il. Il a fait quatre ans et demi. Et puis, il a eu des difficultés avec son permis de séjour et a eu besoin d’aide. « Le repas que j’ai préféré ? Le Français ! Yannick Alléno. » Le chef du mythique Pavillon Ledoyen à Paris est venu lui aussi mettre la main à la pâte.

« Ce projet est né d’une idée un peu folle, mais d’une folie saine, nécessaire. C’est en train de changer le quartier. »

— Stefano, un des bénévoles de la paroisse qui vient régulièrement travailler au Refettorio

D’abord accueilli froidement par certains résidants qui craignaient de voir arriver des clochards dans leur secteur du Greco, le réfectoire fait maintenant partie du paysage.

Le Refettorio Ambrosiano est un des multiples projets qui se greffent à l’Expo universelle dont le thème est « Nourrir le monde » et dont les participants cherchent, pour plusieurs, à voir comment on va alimenter la planète dans l’avenir. Nouvelles technologies ? Meilleure distribution du savoir-faire agricole ? Pour Bottura, Caritas et les autres acteurs du Refettorio, la réponse est claire : une grande partie de la nourriture dont nous avons besoin existe déjà. Sauf qu’on ne sait pas comment la cuisiner, alors on la jette.

Le chiffre lancé par la FAO il y a trois ans est stupéfiant : une réduction de moitié du gaspillage alimentaire, autant à la maison que dans la chaîne de production et de distribution, permettrait de nourrir 1 milliard de personnes.

CONVIVES RAVIS

Mais encore faut-il savoir que faire de ces aliments en route vers la poubelle. Et c’est là, croit Bottura, que les chefs jouent un rôle-clé. « Goûte à ça », lance le chef de l’Osteria Francesca, en faisant goûter un pesto d’un vert presque fluorescent. « Et dire que si on n’avait pas été là, toute cette menthe et tout ce basilic auraient fini à la poubelle… »

Les bénévoles ont pris le temps de bien trier les feuilles, des croûtes de parmigiano reggiano ont été grattées un peu plus pour nourrir la sauce, des courgettes ont été ajoutées… « C’est du pesto pas pesto », lance Bottura. Qu’importe. Les personnes âgées venues déjeuner ce jour-là sont ravies. Eugenia, qui a 76 ans, en discute avec Alba, sa voisine, elle aussi vêtue de sa plus belle robe à fleurs. « La cuisson des pâtes était parfaitement al dente. Et je suis curieuse de ce petit goût parfumé dans le pesto, il y avait quelque chose de différent. »

« Ces gens, ils arrivent ici et ils sont entourés de beauté. Tout le monde a droit à ça », dit Bottura. « J’espère que j’ai créé des moments de découverte », ajoute Patterson.

Au départ, le projet du Refettorio devait chercher à utiliser des ingrédients provenant de tous les pavillons de l’Expo, où des dizaines de restaurant, comptoirs et autres kiosques nourrissent en moyenne 160 000 visiteurs par jour.

Sauf que rapidement, Bottura s’est rendu compte que c’était trop. Le Refettorio ne peut pas nourrir plus que 96 personnes par repas.

Les simples « rejets » du pavillon monté pour l’Expo par le supermarché Coop, qui se veut un « supermarché du futur », suffisent à remplir les frigos de la piazza Greco.

« Regardez tout ce qu’on reçoit », dit Lara Gilmore, qui est non seulement mariée avec Bottura, mais qui l’épaule dans tous ses projets.

Elle ouvre la porte d’une pièce réfrigérée remplie de viandes froides – prosciutto, speck – et de fromages – mozzarella, ricotta – emballés dans des paquets industriels. Les dates de péremption sont imminentes. « Mais on sait tous que c’est sûrement encore bon », explique-t-elle. Il n’est pas question de mettre la santé de quiconque en jeu. Juste de faire preuve de gros bon sens.

« Ce qu’on voulait, c’est un projet qui reste, pour les 30 prochaines années. On a beaucoup de projets dans les pays en développement, mais on a aussi besoin d’aide ici. »

— Luciano Gualzetti, le vice-directeur de la Caritas Ambrosiano, qui couvre la moitié de la Lombardie

DONNER ESPOIR

À Milan seulement, Caritas distribue 86 000 paniers par mois dans 200 centres d’aide. Le réfectoire, installé dans un quartier un peu excentré « qui a besoin d’aide », dans un ancien théâtre abandonné, a été totalement rénové, avec une cuisine grandiose payée par Lavazza et des tables en bois fournies par des designers célèbres comme Patricia Urquiola et des œuvres d’art. « Apporter de la beauté, ça fait partie des étapes pour aider ces gens », explique Gualzetti. Bottura parle aussi de l’importance de l’environnement fourni aux démunis, dans la ville de La Cène de Leonard De Vinci. « C’est aussi comme ça qu’on donne espoir. »

Pour Luciano Gualzetti, le Refettorio n’est aussi que le premier d’une série de projets unissant aide et lutte contre le gaspillage.

Le pape François veut que l’Église catholique se donne une mission écologique, dénonce la surconsommation.

« Oui, on va en faire d’autres », répond-il. L’idée d’inviter tant de grands chefs vedettes est aussi de disséminer le concept.

Pendant ce temps, au réfectoire, on cuisine. Un pain de viande sans viande, de la glace aux bananes… Après Patterson, c’est au tour de David Hertz, qui pilote un programme de réinsertion sociale par la cuisine dans les favélas de Rio, de venir cuisiner. « Ces chefs, dit Bottura en les regardant travailler, ils donnent tout ce qu’ils ont. C’est notre chance de toucher la réalité. Et un incroyable exercice d’improvisation. »

Patterson, qui se prépare à repartir pour San Francisco, a adoré son expérience. « Dans le fond, on vient ici avec ce qu’on a et on cuisine pareil, avec d’autres ingrédients. Moi ça m’a surtout rappelé pourquoi j’aimais cuisiner : pour nourrir des gens, de bien des façons. »

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