Livre

Des objets chargés d’émotions

Dans son livre Comment l’esprit vient aux objets, le psychiatre et psychanalyste français Serge Tisseron nous invite à réfléchir sur les relations affectives que nous avons avec des objets qui sont parfois chargés d’émotions et gardiens de notre mémoire. Entrevue.

Pourquoi s’intéresser aux objets et à la relation que nous entretenons avec eux ?

Les objets sont très importants pour nous, mais nous sous-estimons leur importance. Ils méritent que nous reconnaissions la relation affective forte que nous pouvons établir avec eux. C’est d’autant plus essentiel de le reconnaître aujourd’hui, car il va apparaître de nouveaux objets robotisés qui pourront interagir avec nous de telle façon que notre attachement envers eux sera encore plus grand que celui aux objets du passé.

Pourquoi donnons-nous de l'importance à des objets qui nous rappellent notre enfance, par exemple ?

Nous avons une relation affective avec les objets, car nous avons tendance à y déposer des parties de nous-mêmes et de notre mémoire. On parle beaucoup aujourd’hui des téléphones intelligents qui contiennent une partie de nos souvenirs, mais l’être humain a toujours utilisé les objets qui l’entourent à cet effet. Les bibelots sur les étagères évoquent chacun des moments importants de notre vie et en les regardant, on se rappelle ces moments. Ce sont des sentinelles de notre passé.

On ressent vraiment des émotions pour les objets auxquels nous sommes attachés ?

On a les mêmes émotions avec les objets qu’avec les humains, mais ils ne sont évidemment pas de la même intensité. Il est possible de ressentir un sentiment de perte grave, voire d’amputation, après avoir perdu un objet important. Plus un objet a accompagné un événement important de notre vie, plus il est chargé d’émotions. Nous gardons d’ailleurs ces objets précieusement. Ils sont bien visibles quand ils ont accompagné des moments heureux, et au fond d’un placard lorsque ces objets ont accompagné des moments malheureux, mais on les garde tout de même.

Dans notre société de consommation, est-ce qu’on a tendance à jeter des objets, à se débarrasser de nos vieilleries ?

Oui, mais à tort. On peut se débarrasser d’une machine à café qui ne marche plus, d’un sèche-cheveux brisé ou d’une vieille paire de chaussures. Mais en revanche, si j’ai emporté ces chaussures en voyage et que j’ai fait une rencontre qui a bouleversé ma vie à ce moment-là, cet objet aura une grande valeur pour moi. Il sera porteur d’une mémoire vive et associé à un beau moment de ma vie. Avant de s’en débarrasser, donc, il faut se demander s’il n’a pas été associé à un moment important. On a toujours un peu de difficulté à se débarrasser de certains objets qui commémorent des événements. L’objet est là pour nous rappeler qu’il y a des souvenirs qui sont en attente d’être traités.

Et les gens qui se débarrassent de tout ?

Il y a ceux qui veulent tout garder et ceux qui veulent tout jeter. Tout jeter est un déni de l’attachement. Dans notre culture, ne pas s’attacher aux objets est une posture bien vue, car nous sommes dans une culture consumériste. Il y a ceux qui jettent pour s’adapter à la nouveauté et les autres qui ne s’attachent pas aux objets. Et ceux qui veulent tout garder, c’est une manière de nier qu’il y a des objets plus importants que d’autres et de ne pas s’interroger sur leur valeur. Je pense qu’il faut apporter une attention toute particulière aux objets. Y suis-je attaché pour les services qu’il me rend ou les souvenirs qui y sont attachés ?

Pourquoi sommes-nous très attachés à nos vêtements ?

Les vêtements sont des objets fantastiques dont l’importance est largement sous-estimée par les psychologues. Ils peuvent témoigner d’une origine géographique, montrent l’attachement à certaines formes ou matières, révèlent le désir d’être remarqué, de séduire ou de passer inaperçu. Tous nos vêtements participent à notre existence sociale et à notre identité psychique la plus intime. Ils sont à la fois des manifestations de notre personnalité profonde et des embrayeurs de notre vie relationnelle. On essaye de trouver des vêtements dans lesquels on se sent bien et dans lesquels on va se reconnaître, d’où notre attachement. Ils peuvent en plus être porteurs, eux aussi, de souvenirs précieux.

Le téléphone intelligent est l’objet dont on ne peut plus se séparer. Pourquoi ?

Dans l’histoire de l’être humain, le téléphone intelligent est le premier objet totalement polyvalent. Il y a toujours eu des objets qui ont été inventés avec une fonction précise. Il y a l’objet esclave (outil, marteau, pelle), l’objet témoin (photographie), l’objet complice (utilisé pour des pratiques intimes, comme les objets sexuels) et les objets partenaires (instruments de musique). Avec le téléphone intelligent, on a un objet qui accomplit ces quatre fonctions à la fois, ce qui est une grande première. On comprend pourquoi on se sent si mal quand on le perd ou quand on s’en sépare. On est perdu sans lui parce que c’est notre mémoire et il sert vraiment à tout faire, à nous informer, à nous divertir.

Comment l’esprit vient aux objets

Serge Tisseron

Éditions PUF

37,95 $

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