Élise turcotte

Libérer la parole

Élise Turcotte nous plonge, avec L’apparition du chevreuil, au cœur d’une tempête où une femme lutte contre sa propre parole, refusant les dictats afin d’en faire surgir une forme de vérité. Entre féminisme et masculinisme, sphères sociale et domestique, la romancière ausculte avec son regard perçant notre époque et les mouvements souterrains qui la mettent en tension.

Dans un chalet éloigné, une femme s’est réfugiée seule, scrute la forêt, espère y voir un animal passer, peut-être un chevreuil. Victime d’une « chasse à l’épuisement », elle fuit une menace, une menace virtuelle sur les réseaux sociaux d’un certain Rock Dumont qui semble de plus en plus réelle, mais aussi une menace plus intime, difficile à nommer. En face d’elle se dresse un chalet abandonné, rongé par le mérule, tel un péril palpable, pas encore présent, mais lui aussi, de plus en plus incarné. Qui respire dans le noir ?

Ce personnage de romancière a quelque chose à raconter, à écrire, mais elle refuse de se plier à la « voix de la doxa littéraire : le grand thème, la raison, l’unification, le grand roman américain ». « J’emploie le présent et je veux mettre en scène un personnage d’écrivaine. C’est une provocation », lance la narratrice au début du roman, ouvrant la mise en abyme.

Ce tableau initial est né dans la tête de l’écrivaine alors qu’elle finissait l’écriture de son précédent roman, Le parfum de la tubéreuse. « J’étais dans un chalet et, à côté, il y avait un chalet abandonné qui a commencé à m’obséder. Cette image renfermait ce que j’allais bientôt écrire, mais qui n’était pas encore formulé. Il y avait dans ce chalet quelque chose à formuler, à sauver, un enfant, mais aussi une parole », explique Mme Turcotte, rencontrée dans un café de la rue Saint-Denis plus tôt cette semaine.

Incarner le social dans l’intime 

L’apparition du chevreuil a été écrit dans le moment qui a suivi le mouvement #agressionnondénoncée, mais avant #metoo. La narratrice y est d’ailleurs poursuivie (virtuellement ou réellement) par un (ou des ?) masculiniste.

« C’est un reflet de toute la prise de paroles qu’il y a eu dans les dernières années. Est-ce qu’il faut le dire ? Oui. Mais après ça, il y a tout le ressac auquel ont droit les femmes qui ont parlé. Nos paroles n’ont pas été bien entendues, elles ont été remises en doute, même au sein des familles, des couples. Je me suis beaucoup questionnée là-dessus, et je voulais faire un lien entre ce débat de société et comment il prend place dans le domestique. Il fallait que tout cela s’incarne dans l’intime. »

Incarnant ce schisme, la narratrice sent qu’elle doit prendre la parole, lever le voile sur l’intime, la sphère familiale, pour raconter ce qui a été interdit, mais elle hésite, se questionne sur l’utilité même de le faire. « Je me suis mise dans la peau de cette narratrice-là, qui a un récit à dire, mais ça lui est un peu interdit. La parole à sauver est la sienne, mais aussi l’histoire qu’elle s’interdit de raconter. C’est en même temps le reflet de toutes les histoires qui ne sont pas racontées, qui sont non narrées dans notre société. »

« Si j’écris sur cette affaire, ce sera pour rien. Ou seulement pour que ces fragments de souvenirs, ces matériaux aveugles, conciliabules de voix, cessent d’empoisonner mon sang. »

— Extrait de L’apparition du chevreuil, d’Élise Turcotte

Oui, le personnage principal est une romancière et, oui, Élise Turcotte dit avoir reçu des formes de menaces, de messages désobligeants, sur les réseaux sociaux. Mais la comparaison s’arrête là, car L’apparition du chevreuil de donne pas dans l’autofiction. « Le personnage d’écrivaine me permet d’adopter une posture par laquelle je peux parler de création, d’écriture, et du récit, comment il avance et recule », note l’autrice.

La vérité de la forme

Dans ce livre court et dense, Mme Turcotte a beaucoup travaillé la forme et les « lignes de force », multipliant les niveaux narratifs et mélangeant les voix (notamment avec celle de la psychologue), car c’est par la forme, croit la romancière, que la vérité peut surgir, et non par le récit.

« Je refuse d’écrire un roman qui serait la totalité de quelque chose, qui obéit aux lois de la cohérence. Ça ne m’intéresse pas. Briser la linéarité du récit, ça permet de faire apparaître des choses plus fortes, ou comme disait Annie Ernaux, une observation radicale », lance celle qui est aussi connue pour ses œuvres poétiques.

Ce parti pris formel permet en quelque sorte de libérer la parole d’une « temporisation », un procédé à l’œuvre dans la sphère tant sociale que familiale, constate Mme Turcotte. « Ça m’a toujours fascinée à quel point toute forme de parole forte et lucide est toujours remise en question », ajoute-t-elle. Et c’est en s’isolant, seule et dans le silence, sans accès au monde extérieur, que la narratrice pourra espérer libérer sa parole, « tel un chevreuil qui avance dans la neige et trace un ravage », écrit joliment l’éditeur sur le quatrième de couverture.

Une libération qui passe, oui, par la colère. Une colère qui, contrairement à la croyance populaire, a du bon, croit la romancière. « On nous dit souvent que la colère, ce n’est pas bon. Mais je trouve que la colère, au contraire, éclaire très bien les évènements. Elle permet, pour la narratrice, de réactiver sa mémoire, dans le présent, de rendre vivant le passé. »

« Mes souvenirs errent et reviennent, la famille ne dit rien, je suis broyée par ce qui flotte sans paroles. »

— Extrait de L’apparition du chevreuil, d’Élise Turcotte

De la même façon, cette tempête de neige qui s’abat brutalement sur la forêt et le chalet où se terre la narratrice embrouille l’horizon et les repères, mais permet d’illuminer de sa blancheur les évènements, en les révélant sous leur vrai jour.

L’apparition du chevreuil

Élise Turcotte

Alto

160 pages

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