Municipales 2017

Bon maire, bad maire

En quatre ans, Denis Coderre a fait le ménage dans les finances de Montréal et redonné un élan à une métropole dont la réputation était en lambeaux. Jamais l’économie de Montréal ne s’est si bien portée. Mais l’omnimaire, accro aux projecteurs, a aussi un côté sombre. Tel le célèbre Dr Jekyll, il se transforme régulièrement en un Mr Hyde intimidant, colérique et dictatorial. Bon maire ou bad maire, Denis Coderre ?

UN PORTRAIT DE KATIA GAGNON

Municipales 2017

L’effet Coderre

Nous sommes en pleine crise des inondations. Harout Chitilian, maire d’Ahuntsic-Cartierville, un arrondissement frappé de plein fouet par les débordements du printemps dernier, a passé toute la journée avec les sinistrés. Il est 23 h. Il vient de revenir chez lui. Son téléphone sonne. « Le maire est ici, lui souffle un adjoint, qui se trouve au centre nerveux de gestion du sinistre. Il se demande pourquoi tu n’es pas là. Je pense que tu devrais venir. »

« Je lui ai dit : “Mais c’est le temps de dormir, là !” », relate M. Chitilian.

Le vice-président du comité exécutif a raccroché, a remis son imperméable et est reparti. « Denis Coderre a mis la barre tellement haut en termes de disponibilité et de proximité qu’on n’a pas le choix de suivre, dit M. Chitilian. Dans l’arrondissement, tout le monde a mon numéro de téléphone. Et tout le monde m’appelle par mon prénom. »

En quatre ans, le maire Coderre a poussé ses élus dans la rue, à la rencontre des citoyens.

Et il a réussi à « rebooter » une ville en pleine crise de confiance, estime Gilbert Rozon, PDG du festival Juste pour rire, qui a aussi présidé les fêtes du 375e anniversaire.

C’est ça, l’effet Coderre. L’impact conjugué d’un bourreau de travail qui ne dort que quatre heures par nuit et d’une bête politique, constamment sur le mode séduction.

Levé à 5 h, le maire arrive à l’hôtel de ville à 6 h 12. Il participe à huit, neuf événements par jour. Retour chez lui autour de 23 h. « Le dimanche, je me promène avec mon chauffeur pour voir ce qui se passe sur le terrain. » Le fameux terrain. C’est le carré de sable préféré du maire.

« Je veux vivre ce que les gens vivent. On peut rire de ça. Je m’en fous. »

— Denis Coderre

Et il est le champion du contact humain. « Il peut parler avec un itinérant ou avec François Hollande à l’Élysée… et il est exactement le même », dit Denis Dolbec, son chef de cabinet. En août dernier, aux funérailles de Daisy Peterson Sweeney, la sœur d’Oscar Peterson, le maire a livré un témoignage à faire pleurer une pierre. « Les 200 personnes qu’il y avait là, il les avait dans sa main. Il parlait à tout le monde comme s’il était un membre de la famille, raconte un témoin qui a assisté à la cérémonie. Et il ne la connaissait même pas ! »

« On a vécu une longue période d’hésitation économique où l’odeur de corruption imprégnait tout. La première chose à faire, c’était de rétablir la confiance, estime Michel Leblanc, président de la Chambre de commerce de Montréal. En quatre ans, la confiance a été rétablie. Et c’est notable. »

C’est d’ailleurs ce dont le maire est le plus fier. « Il fallait arrêter de s’autoflageller et de se recroqueviller sur nous-mêmes. Montréal est redevenu incontournable. » Le maire a également bénéficié d’une conjoncture favorable : sous son règne, le moteur de la locomotive est reparti. Montréal affiche son plus bas taux de chômage depuis 50 ans. Les investissements ont atteint 1,3 milliard l’an dernier, un record.

« C’est plus bas que Toronto, Calgary, Edmonton… Peu de Montréalais ont connu ça ! », dit M. Leblanc. Les géants Amazon et Facebook ont lancé des projets à Montréal. La Caisse de dépôt y a lancé le plus grand projet de transport en commun depuis des décennies.

« Il se devait de trancher avec l’ère Tremblay, où les gens avaient une impression de paralysie », dit Danielle Pilette, professeure à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. « J’ai vu le pire de Montréal, dit Elsie Lefebvre, élue conseillère dans Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension au cours de l’ère Tremblay-Applebaum, qui s’est depuis ralliée à Coderre. Depuis quatre ans, j’ai vu le changement réel à Montréal. C’est cette énergie que je reconnais au maire et qui m’interpelle. »

Une administration studieuse

Pour y arriver, Coderre s’est entouré d’hommes solides. Son président du comité exécutif, Pierre Desrochers, et aussi Alain Marcoux, ancien directeur général des villes de Québec et de Sainte-Foy, qui est allé à l’école maniaque et économe d’Andrée Boucher et de Régis Labeaume.

« Coderre a fait tout ce qu’il a fait parce que quelqu’un s’est bien occupé de la shop. »

— Une source de l’intérieur de la fonction publique municipale

« Desrochers et Marcoux, c’est une administration studieuse, ajoute cette source. Ce ne sont pas des paresseux. Ils lisent tout, tout, tout. On se demande même quand ils trouvent le temps de dormir. »

Sur le front de la lutte contre la corruption, Coderre a adoubé Denis Gallant, ancien procureur-vedette de la commission Charbonneau, au nouveau poste d’inspecteur général. « Le Bureau de l’inspecteur général a été la face visible de la lutte à la corruption, mais cela a éclipsé tout le travail patient et invisible de l’administration, notamment celui de Desrochers, qui a réellement mis de l’ordre là-dedans », croit Danielle Pilette.

Le charme de Coderre a aussi opéré sur ses adversaires. Exploit inédit, il a rallié deux de ses trois opposants à la mairie en 2013, d’abord Marcel Côté, puis Richard Bergeron. Au fil de ses quatre années à la mairie, il n’a cessé de recruter : Réal Ménard, Russell Copeman, Elsie Lefebvre, Marc-André Gadoury… Du bleu royal au rouge vif en passant par le vert foncé, il a puisé dans toutes les plates-bandes politiques pour former une coalition arc-en-ciel pour la métropole. Cet inébranlable fédéraliste a même réussi à séduire Hadrien, le petit-fils de Jacques Parizeau !

« On s’est donné une magnifique mosaïque », résume le maire. « C’est un homme qui est capable de construire des ponts avec ses ennemis », croit Gilbert Rozon.

Les critiques disent que le maire a tout simplement acheté ses adversaires. « C’est pas du talent, c’est de l’argent ! Il a offert des présidences de commission qui peuvent donner des milliers de dollars chaque année à ces élus », dit Laurent Blanchard, qui a brièvement occupé le poste de maire de Montréal, juste avant Denis Coderre. Il a annoncé cette semaine qu’il appuyait Jean Fortier, un adversaire de l’actuel maire.

L’accusation enrage Marc-André Gadoury, ancien élu de Projet Montréal. « J’ai eu une diminution de salaire en changeant de parti ! »

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Le maire-spectacle

« Coupez-lui le micro ! »

Denis Coderre aboie ses ordres au technicien de son qui se trouve au bord de la grande scène, dressée près du métro Parc. Monsieur le maire n’est pas content.

En ce 30 janvier 2017, des milliers de personnes ont bravé le froid glacial pour tenir un rassemblement à la mémoire des victimes de l’attentat à la mosquée de Québec. Même si les organisateurs de l’événement lui ont clairement fait savoir à l’avance qu’aucun élu n’était invité à faire de discours lors de cet « événement citoyen », Denis Coderre cherche à s’imposer sur la scène.

Lorsqu’ils voient le maire monter les marches qui mènent à la scène, les organisateurs réitèrent le message au micro : les élus ne sont pas invités à parler. La foule applaudit à tout rompre. Coderre est forcé de reculer. Il est furieux. C’est là qu’il ordonne au technicien de son de couper le micro.

« C’est à moi, tout ça ! », lance-t-il en désignant la scène d’un grand geste.

Cette scène s’est-elle réellement déroulée ainsi ? « Bullshit. Je n’ai jamais dit ça », dit Denis Coderre. « J’étais à côté de lui et il n’a pas dit ça », ajoute Denis Dolbec, le chef de cabinet de M. Coderre.

Deux témoins de la scène ont cependant décrit l’incident à La Presse, de façon indépendante et en utilisant précisément ces termes. Comme ces deux personnes, de nombreux interviewés ont exigé que leur nom ne soit pas publié dans ce reportage. Tous nous ont dit craindre des représailles de la part du bureau du maire.

« Ce jour-là, on a réalisé que certaines personnes étaient là plus pour le spotlight que pour la tragédie », relate l’un de ces témoins.

« On s’est dit : “S’il fait ça dans une foule, en public, qu’est-ce qu’il fait quand on ne le voit pas ?” », nous dit un autre participant à l’évènement.

Denis Coderre a toujours été une créature médiatique, mais son élection à la mairie a marqué une nouvelle étape dans son appétit pour les projecteurs. Il est tellement présent partout, tout le temps, que l’animatrice Marie-France Bazzo lui accole le surnom d’« omnimaire » dès la première année de son mandat.

Au cours des quatre dernières années, les Montréalais ont vu leur maire descendre dans un égout collecteur vêtu d’un habit qui lui donnait des allures de Minion, donner du marteau-piqueur sur une dalle de béton de Postes Canada, sortir d’une trappe déguisé en pape dans une pièce de théâtre, aller parler de sa prostate à « docteur » Éric Salvail.

« Je pense qu’il aurait voulu être un artiste, ironise la chef de Projet Montréal, Valérie Plante. Mais est-ce vraiment là le rôle d’un maire ? » « [Le spectacle], ce n’est pas le but. Mais je ne te dis pas que j’haïs ça, dit le maire en souriant. Bien souvent, les caméras ne sont pas là. Et moi, j’y suis quand même. »

Et le spectacle de Denis Coderre est manifestement un one man show. « Si une personne qui est au comité exécutif s’attend à avoir ne serait-ce qu’une petite visibilité, il va falloir lui expliquer une couple d’affaires », rigole une source de l’administration municipale, qui a côtoyé les élus de près. De fait, les élus sont presque toujours relégués au rôle de plante verte lors des sorties de presse. « Si tu as une bonne idée, il faut que tu t’arranges pour qu’elle ait l’air de venir de lui. Si tu réussis ça, la vie est belle », poursuit notre source.

Injures et fonctionnaires blêmes

Mais loin des projecteurs, si les choses ne vont pas à son goût, le côté sombre de Coderre fait rapidement surface. « Dans l’intimité de l’hôtel de ville, son tempérament bouillant s’exprime de façon visible. Il accueille les hauts fonctionnaires dont il n’aime pas le travail à coups de “câlisse” et de “tabarnac” », dit Laurent Blanchard, qui dit avoir reçu nombre de confidences en ce sens. L’ancien maire dit d’ailleurs constater « une désertion » de hauts fonctionnaires depuis quatre ans. « Quand il n’est pas content, il peut déployer beaucoup d’agressivité », renchérit une source qui a travaillé avec Coderre.

« Je l’ai vu revirer des fonctionnaires solide. Ils sortaient blêmes de la salle du comité exécutif », témoigne un collaborateur. « Les fonctionnaires ne font pas toujours leur travail correctement. Et il faut le leur dire », rétorque un autre proche de Coderre.

Certains élus y ont aussi goûté : deux sources de l’interne nous ont parlé d’un accrochage sérieux, devant témoins, entre Coderre et Harout Chitilian. « Tu ne me parleras plus jamais comme ça », aurait déclaré le vice-président du comité exécutif après avoir essuyé une bordée de reproches virulents. Le maire ne garde aucun souvenir de cette altercation. « Je ne m’en rappelle pas », nous a dit M. Chitilian. Il assure, comme tous les élus d’Équipe Coderre à qui nous avons parlé, que le maire est « direct et parfois cru », mais qu’il n’a jamais dépassé les bornes.

« Pour lui, on est tous des imbéciles », croit plutôt le maire d’Anjou, Luis Miranda.

« C’est connu dans la machine qu’il y a des bonnes journées et des mauvaises journées. Quand on tombe sur une mauvaise journée, même son personnel le dit : “Si j’étais vous, je ne passerais pas aujourd’hui”. »

— Une source issue de la fonction publique

« Quand il me parle, j’ai l’impression qu’il s’adresse à une adolescente. Il est vraiment mononcle », dit la dirigeante d’un organisme montréalais.

Valérie Plante siège avec Coderre au conseil d’arrondissement de Ville-Marie. « Dès que j’ouvrais la bouche, il se penchait, faisait des gros yeux et me disait : “Fais ça vite”. Ça m’a pris un petit bout de temps avant de me dire : “Hé, toi, la féministe, tu es en train de te laisser intimider par ce dude-là !” »

Ce tempérament explosif a joué de vilains tours au maire : devant la commission Chamberland, il est forcé d’admettre qu’il a « pété sa coche » avec l’ex-chef de police, Marc Parent, au sujet de la requête du journaliste Patrick Lagacé quant à une contravention qu’il aurait supposément omis de payer. Ses adversaires en ont d’ailleurs tiré une publicité électorale.

Sur le même ton, le règne Coderre est également marqué par des accrochages majeurs avec les journalistes. Les reporters de tous les grands médias de la métropole se sont plaints à la Fédération professionnelle des journalistes (FPJQ) du comportement du maire de Montréal et de son personnel. La FPJQ a dénoncé publiquement « des tactiques d’intimidation récurrentes », parfois directement dirigées par le maire lui-même à l’endroit de représentants des médias dont il n’apprécie pas le travail.

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L’homme qui décide

Même si le temps est radieux en ce mois d’août 2014, il neige du papier dans la salle du conseil municipal. Des pompiers en colère font pleuvoir les pages de leur convention collective du haut des tribunes. Des verres sont lancés sur les élus. Une banderole a été déployée sur le siège du président, « Coderre voleur ». Dehors, d’autres employés municipaux, enragés qu’on s’en prenne à leur régime de retraite, ont dressé un feu devant l’hôtel de ville. Les policiers qui surveillent la scène n’interviennent pas.

Pour Denis Coderre, cette soirée a été le moment le plus difficile de ses quatre années à la mairie. « Le saccage, ç'a été tough », dit-il. « On s’attaquait à la démocratie. On voulait intimider les élus », dit son chef de cabinet, Denis Dolbec, qui a réussi à convaincre les syndiqués de ne pas pénétrer de force dans le bureau du maire.

À la source de cette colère : l’alliance de Denis Coderre avec le maire de Québec, avec qui il a persuadé le gouvernement Couillard de légiférer pour limiter les fonds versés par les villes dans les généreux régimes de retraite de leurs employés. « Pour prendre de front les cols bleus, les policiers et les pompiers, ça prenait un fou, raconte un témoin de l’intérieur, le ton admiratif. Les régimes de retraite, c’était hyper compliqué comme dossier. Et il s’y est attaqué. On ne peut certainement pas dire qu’il s’est tapé juste les trucs faciles. »

Certains de ces régimes – pas tous – sont déficitaires et la Ville les traîne depuis des lustres comme un boulet. Malgré la crise majeure qui a culminé avec le saccage de l’hôtel de ville, Coderre a tenu bon. « On savait que ce serait difficile, mais on était déterminés. Parce qu’on savait qu’on avait l’appui de l’opinion publique », explique le numéro deux de l’administration Coderre, Pierre Desrochers.

Dès son arrivée en poste, Desrochers avait constaté qu’il devait « reprendre le contrôle de la masse salariale », qui représentait 52 % des dépenses. Les régimes de retraite « étaient une épée de Damoclès sur la ville », dit-il. Les changements font économiser entre 60 et 80 millions chaque année à la Ville.

Certains chefs syndicaux gardent un souvenir amer du mandat Coderre.

« Avant d’être élu, il disait qu’il voulait travailler avec les employés. L’embauche d’Alain Marcoux a changé la donne. Et la politique a pris le dessus. »

— Michel Parent, chef du syndicat des cols bleus, le seul chef syndical impliqué qui a accepté de nous parler pour ce reportage

Dix-huit mois plus tard, un putsch force Parent à quitter la tête du syndicat. Il prend sa retraite comme col bleu. « Un mois après mon départ, je reçois un téléphone de Pierre Desrochers. La Ville voulait m’embaucher aux ressources humaines pour aller négocier… la convention collective des cols bleus ! Je ne suis pas suicidaire. J’ai refusé. »

Autre casse-tête politique d’envergure auquel le maire s’est attaqué : l’absconse réforme du financement des arrondissements. Les sommes dévolues aux arrondissements étaient « historiques ». Elles sont désormais accordées en fonction de la population et des besoins. « Le travail était en place depuis plusieurs années. Mais jamais on n’avait eu le courage politique de le faire », dit le président du comité exécutif, Pierre Desrochers.

« Mon arrondissement a reçu 1,1 million de plus pendant quatre ans. Enfin, on a de l’oxygène ! », s’exclame le maire de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, Réal Ménard. Le bonheur des uns fait le malheur des autres : « Coderre a tué les services de proximité », s’insurge le maire d’Anjou, Luis Miranda.

Du microdétail au grand jeu

Denis Coderre a l’immense qualité d’être capable de comprendre l’importance du microdétail, mais aussi de saisir rapidement une situation d’ensemble, dit son chef de cabinet.

« Il a une vision du jeu incroyable. »

— Denis Dolbec, chef de cabinet de Denis Coderre

Il y a deux semaines, pendant une séance du conseil d’arrondissement, le maire savait exactement à qui il avait affaire quand une femme s’est amenée au micro. La militante pour les droits des animaux se scandalise du sort de Cocotte, un cheval de calèche qui s’est effondré sur l’asphalte à l’été. C’est manifeste, le maire Coderre connaît parfaitement le « dossier Cocotte ». La jument, explique-t-il, n’était pas épuisée par les longues heures de travail, mais plutôt… par les ébats nocturnes à l’écurie.

C’est le même homme qui, à titre de maire, a posé le pied sur tous les continents, rencontrant les grands de ce monde. Il s’est même fait élire à la tête de Metropolis, le prestigieux organisme qui regroupe les grandes villes du monde. Il y échange des idées sur les orientations à donner à sa ville avec les maires de New York, Chicago, Paris…

« Il y est tenu en haute estime par ses collègues. L’opinion de Montréal pèse dans la balance. Et j’ai l’impression que ça n’a pas toujours été le cas », dit Russell Copeman, qui l’a remplacé à quelques reprises lors de forums internationaux. « Le rôle qu’il joue à l’international est très positif. Cette dimension est incontournable », estime son ancienne adversaire, Louise Harel.

Dans certains milieux, la candidature à la mairie de Coderre avait été regardée de haut. Il s’est pourtant révélé étonnant à plusieurs égards. C’est un populiste progressiste, qui s’intéresse de près aux dossiers comme l’itinérance et le logement social. Il s’excuse au nom de la Ville de Montréal pour la discrimination exercée dans le passé par le service de police à l’endroit de la communauté LGBT. Il double le budget consacré aux pistes cyclables. Il change le drapeau de la Ville pour être plus inclusif à l’endroit des autochtones.

« Le maire avait une compréhension et une sensibilité qui ne sont pas données à tout le monde sur les questions autochtones. »

— Marie-Josée Parent, directrice de l’organisme Desti-nations, qui a soumis l’idée du changement de drapeau à Denis Coderre

Mme Parent, d’origine mi’kmaq et acadienne, a depuis décidé de faire le saut en politique aux côtés du maire. « Je sais, pour avoir travaillé à ses côtés, qu’on peut aller très loin. On est avec quelqu’un qui n’a pas peur du changement. »

Comme il l’a fait avec Mme Parent, Coderre réussit à recruter certaines personnes qui penchent nettement à gauche sur le plan politique. Des femmes, des minorités culturelles. « J’ai vu son travail de rassembleur. Il est capable de faire travailler ensemble du monde de tous les milieux », dit Cathy Wong, agente de développement jeunesse au YMCA du Grand Montréal.

Municipales 2017

Maître après Dieu

Octobre 2015. Un train de marchandises vient de dérailler, sur une voie ferrée près de la rue Ontario. La police a ceinturé le périmètre avec un cordon, afin de préserver la scène de l’accident pour les enquêteurs. Denis Coderre arrive sur place. Le maire ne fait ni une ni deux, soulève le cordon jaune et fait irruption sur la scène. Les policiers sur place lui demandent de sortir. Personne ne passe, lui dit-on. « Même le maire de Montréal ? », dit Denis Coderre, le visage empourpré par la colère.

« Même le maire de Montréal », lui répondent fermement les policiers.

L’incident est révélateur de la soif de contrôle du maire. De la position du micro lors d’une conférence de presse jusqu’aux grandes orientations, Denis Coderre veut avoir la main haute sur tout, tout le temps. « Il se perçoit comme un capitaine de bateau. Maître après Dieu », résume Louise Harel.

« Je ne serai pas le maire qui n’était pas au courant », réplique Denis Coderre.

Le maire tient donc à mettre ses doigts dans tous les chaudrons. Y compris avec le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), un terrain délicat où la distance entre le politique et le policier est capitale. « Il n’est pas le commandant suprême des forces policières. Il manque clairement une zone tampon entre le maire et la police à Montréal », résume une source policière. « Tu travailles pour moi, toi ! », lance Denis Coderre à une policière qui lui demande de dégager une voie de passage lors de la fête nationale en 2015.

Avec la nomination du chef Philippe Pichet, désormais, « le tuyau est direct » avec le bureau du maire, chuchote-t-on au SPVM. « Et on ne peut pas prendre des décisions de sécurité publique sur un agenda politique. » Yves Francoeur, le président de la Fraternité des policiers, est d’accord. « Je trouve qu’il y a une trop grande proximité entre le SPVM et la Ville, il n’y a pas de réelle indépendance du Service face au maire, et face à son directeur général », déclarait-il en mars dernier.

« Je ne m’occupe jamais des opérations policières », rétorque le maire.

De multiples acteurs de divers milieux à qui nous avons parlé emploient des mots très forts pour parler de l’emprise de Denis Coderre sur tout ce qui bouge à Montréal. « C’est un régime de terreur », résume la tête dirigeante d’un organisme montréalais.

« Les gens qui font la moindre critique n’ont plus aucune chance de travailler à Montréal. Même la neutralité n’est pas tolérée. Tout le monde va manger dans sa main, sinon la famine va être longue. »

— Une source qui dirige un organisme montréalais

Et ceux qui n’obtempèrent pas sont punis. « Une conseillère de mon arrondissement était membre de la Commission de la sécurité publique depuis très longtemps. À la veille du vote sur le budget, on lui a envoyé un message : vote donc du bon bord. Elle n’a pas voté "du bon bord". Dès le lendemain, son nom a été retiré de la liste », raconte le maire de l’arrondissement d’Anjou, Luis Miranda. Marvin Rotrand, conseiller dans Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce sous la bannière de Coalition Montréal, et Benoît Dorais, qui est passé dans le camp Projet Montréal, ont tous deux subi le même sort.

Un « centralisateur féroce »

Marvin Rotrand a vu passer six maires pendant sa carrière au municipal. Pour lui, Denis Coderre est un centralisateur féroce. « Les fonctionnaires disent que leur travail ne veut plus rien dire. Tout est centralisé. Tout part du bureau du maire. »

Jamais la ligne de parti n’a-t-elle été si rigide, estime M. Rotrand. « Aucun membre de l’équipe du maire n’a jamais voté contre lui. C’est du jamais-vu. Le conseil municipal est devenu un rubberstamp. » Il faut voir les conseillers élus sous la bannière Coderre quitter subrepticement la salle du conseil lors de votes avec lesquels ils ne sont fondamentalement pas d’accord, souligne Valérie Plante. Tout cela pour ne pas s’opposer au patron.

« C’était frappant lors des réunions du comité exécutif auxquelles j’ai assisté. Peu de gens élèvent la voix. Ils ont les yeux baissés. Ce sont des élus transparents, invisibles », dit un ancien acteur du monde municipal qui y a fait quelques présentations.

Et si Coderre obtient plus de sièges au conseil municipal à l’issue des prochaines élections, cette mainmise sur les institutions risque de s’accroître, puisque la reconduction de votes importants en ce qui a trait à la dévolution des pouvoirs de la ville-centre doit être prise aux deux tiers des voix.

Si Denis Coderre franchit ce seuil, « c’est la fin du système où les citoyens peuvent être proches des élus locaux. Les arrondissements vont devenir une coquille vide », croit Marvin Rotrand. Déjà, fait-il remarquer, Coderre a obtenu que Québec abolisse les référendums municipaux dans le projet de loi sur la métropole. « Les référendums, a déclaré le maire, ce n’est pas de la consultation, c’est de la confrontation. »

Quand le maire tient à quelque chose, l’avis des citoyens ne pèse souvent pas lourd dans la balance. Parlez-en aux citoyens qui ont vu leur vie chamboulée par le spectacle estival de la Formule électrique. « Il y a des gens qui n’ont pas dormi pendant deux mois parce que les travaux de pavage se faisaient la nuit. Il y a des gens qui étaient prisonniers chez eux parce qu’il n’y avait plus de transport en commun, raconte Heidi Miller, une résidante du périmètre qui a fédéré les mécontents sur une page Facebook.

« On a senti un manque d’empathie total à notre endroit. Aucune considération. »

— Heidi Miller, qui a fédéré les gens touchés par la présentation de la course de Formule électrique cet été au centre-ville

Le côté bulldozer du maire, fan inconditionnel de baseball, se manifeste aussi dans l’hypothèse du retour d’une équipe professionnelle. Un buste de Jackie Robinson trône à côté de son bureau, juste à côté d’une illustration du futur stade, dessinée par Richard Bergeron. « Ses lubies personnelles deviennent des objectifs institutionnels », déplore Laurent Blanchard.

Non seulement il a géré Montréal d’une main de fer, mais le maire Coderre a aussi constamment cherché, au cours des quatre dernières années, à élargir son champ d’action. Il a arraché à Québec un statut de métropole pour Montréal. Au grand dam des commissions scolaires, il voulait que Québec lui cède la gestion des écoles dans le projet de loi sur la métropole. Il se prononce contre le pipeline Énergie Est, provoquant l’ire du Canada anglais. Il se prononce contre le projet de loi sur la neutralité religieuse présenté par le gouvernement Couillard.

Pour la professeure Danielle Pilette, c’est tout simple : « Denis Coderre se voit comme le premier ministre de Montréal. »

En quelques chiffres

Denis Coderre a été élu en 2013 avec 32 % des voix. Il détient à l’époque 27 des 65 sièges du conseil municipal. Au déclenchement de la campagne électorale, hier, 36 élus sur 65 au conseil municipal faisaient partie d’Équipe Coderre.

La Ville de Montréal, c’est : 

19 arrondissements

25 000 employés

5 milliards de budget

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