Le jour de Rabii

Échouer sa vie

Je pense que je serais capable de me tuer. On a tous déjà pensé au suicide. Ne serait-ce qu’un millième de seconde. Je me l’avoue à pensées couvertes. Presque honteux.

C’est facile, accessible et efficace. Je comprends que certains puissent conclure que : « À quoi bon ? ». Conclusion suivie des irréversibles actions que l’on connaît.

On commence à se connaître, après tout ce temps. Un an et demi, c’est long, pour un gars de ma génération.

Tu sais sûrement que les chiffres me rassurent. Les textes que je signe ici contiennent tous, sans exception, 555, 666, 777, 888, 999 ou 1111 mots.

Chaque semaine, je me fais passer à moi-même un sondage de satisfaction de vie. Mon propre indice du bonheur. Un peu comme un horoscope, mais sans animaux. Et sans projections futures, juste le présent qui est analysé. Aussi, j’exclus tous les astres. Dans le fond, ce n’est pas du tout comme un horoscope.

La formule est simple, trois variables : famille, amour, travail. Une note en pourcentage qui évalue chacune de ces variables. Puis, une moyenne.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’une moyenne simple. Pas stupide, le gars ; je te pondère ça bien comme il faut en attribuant à chacune des variables un coefficient à la hauteur de son importance.

Par exemple, à la famille, j’attribue un coefficient de 6. À l’amour, un coefficient de 3 et au travail, un coefficient de 1. Pour un total de 10.

Mon dernier bilan est composé des valeurs suivantes : famille à 90 %. Tout le monde est en santé. Cela dit, je passe peu de temps avec mes frères adolescents, qui vivent une période charnière de leur développement.

L’amour est à 50 %. Je crois que j’y crois encore.

Le travail est à 75 % ; certains dossiers n’avancent pas aussi vite que je le souhaiterais.

On aboutit donc au calcul suivant :  (90 x 6 + 50 x 3 + 75 x 1)/ (6 + 3 +1) = (540 + 150 + 75)/ (10) = (765)/ (10) = 76,5 %

Mon indice du bonheur cette semaine-là : 76,5 %. C’est amplement satisfaisant. Et 0,7 au-dessus de ma moyenne globale de 2015 (75,8 %).

La pondération est cruciale, selon moi. Ça donne de la perspective. Même si je passe 35 % de ma vie au travail, parfois 40 %, il serait malsain que ce pourcentage soit pondéré tel quel dans l’attribution de l’importance.

Quand ça va moins bien dans ma vie, je ne te le cacherai pas, j’ai recours à une moyenne tronquée. La perte d’un contrat ou une rupture amoureuse qui traîne des pieds constituent des données extrêmes que j’exclus après quatre bilans. Après ça, j’essaie de me parler.

J’ai travaillé cinq ans en centre d’appels. En assurances. J’ai apprécié tous mes collègues, surtout Éric Blais. Et j’ai détesté presque chaque seconde passée au téléphone. Là, si tu te dis : « T’avais juste à arrêter si c’était si pénible », la vie est plus complexe que ça, tais-toi.

Des fois, juste le changement de cap, il prend cinq ans. C’est long sur un moyen temps, redevenir heureux.

Bref, j’étais misérable au travail. Comme ça ne se pouvait pas. Un matin où ça me tentait zéro, c’est-à-dire un matin comme les autres, j’ai eu une idée.

Je suis sur l’autoroute, ma sortie est dans un kilomètre environ. Le soleil traverse le pare-brise et vient s’asseoir avec moi dans l’habitacle. Il me chatouille le visage, juste pour me narguer, pour me dire : « Tu vois ce que tu manques à aller te cloîtrer dans un cubicule, vieux cave ? ». Le soleil n’a pas de manières.

J’avais tellement pas envie de rentrer à la job ce matin-là que, pendant un millième de seconde, j’ai songé à donner un coup de volant dans la bretelle de sortie.

Rien de fou, aucune voiture devant, aucune voiture dans mon rétroviseur.

Rien de fou, juste un petit coup de volant, juste pour heurter la poutre qui sépare l’autoroute de la voie de service. Le train arrière, préférablement, vu que les composantes à l’arrière sont moins chères à réparer ou remplacer.

Rien de fou, je te dis, l’aile arrière gauche bossée, peut-être le couvercle du pare-chocs. Et un phare tout au plus. Je me foule quelque chose, tout au plus, mais j’aurais congé. Pas de huit heures au téléphone.

Rien de fou, je l’aurais même pas déclaré à l’assurance, j’aurais tout réparé moi-même.

Une seconde, que la pensée a duré. Peu importe ; toute pensée, quelle que soit sa pérennité, a droit à l’existence, à la considération et l’analyse. Aussi honteuse soit-elle.

Je ne l’ai pas fait, la seconde est passée. Je suis allé travailler.

Inutile de te dire que pendant presque cinq ans, la variable travail était à zéro. Mais le reste ramenait l’ensemble de ma vie à une réussite. En moyenne, du moins.

Je t’ai dit tantôt que je serais capable de me tuer. Si tout était à zéro. Ou loin de la note de satisfaction.

Je pense que si je perdais ma famille, ça m’en arracherait tout un morceau. J’ose même pas imaginer. Si en plus je n’avais pas de famille à moi, ou une blonde qui m’aime comme je l’aime.

Si en plus je n’aimais pas mon travail. Reste plus grand-chose qui vaille une alarme le matin.

Pour ça que je comprends que certains puissent en arriver à : « À quoi bon ? ». Conclusion suivie des irréversibles actions que l’on connaît.

Je le comprends, quand, juste pour l’exercice, j’amplifie les variables. Je m’imagine le bilan d’une de ces trois personnes qui se tuent chaque jour au Québec.

Je m’imagine les bas pourcentages, les échecs. Des échecs qui contrastent avec les scores parfaits gonflés que le monde affiche en permanence.

Je pense aux personnes que je connaissais et qui sont parties. Et celles qui ont essayé de partir. Pour la plupart, tout semblait aller. En apparence.

Je pense à quand j’étais tanné de ma job. Je transpose ça à tout le reste. À quelqu’un qui serait, en moyenne, tanné de la vie, toutes variables confondues. Je pense au gars du secondaire, à l’ancienne collègue, à l’ex.

Je pense à mon petit mal de vivre de centre d’appels. À mon petit nuage grisâtre clairsemé de percées de soleil, je l’amplifie. Pour d’autres, un ciel noir noir jamais illuminé. Jamais, ni quand la journée commence ni quand elle se termine.

Je pense au coup de volant suggéré par mon inconscient. Je pense aux moyens, je les amplifie. La carabine de chasse, la corde et les pilules.

Je pense à la durée. À mon millième de seconde où la solution était cohérente. Je l’amplifie. Je pense au poids qui écrase chaque jour pendant je ne sais combien de temps trois Québécois jusqu’à les ensevelir six pieds sous nos souliers.

Je pense à tous les : « Comment vas-tu ? » à peine ébruités. Futiles, parce que clairement ça n’allait pas.

Trois suicides par jour. Jusqu’à hier, c’était la Semaine nationale de prévention du suicide.

1205 mots cette semaine. Une obsession mise en veilleuse le temps d’un dimanche.

Une pensée pour ces gens qui étaient des humains avant de devenir la plus triste des statistiques.

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