Acériculture

Les contestataires

Attention à notre chien, il est très affectueux, avait prévenu Nathalie Bombardier. La précaution était justifiée : le gros Yogi se jette littéralement sur les visiteurs qui arrivent dans l’entrée de la maison familiale de Scottstown, sous le regard détaché des nombreux chats de la famille. Il faudra la poigne ferme de la jeune acéricultrice pour se défaire de l’étreinte canine.

Ces jours-ci, Yogi est malheureusement la dernière des préoccupations de sa maîtresse. Et ce n’est pas le début imminent de la saison des sucres qui cause des soucis à Nathalie Bombardier : son mari Daniel Gaudreau et elle doivent comparaître la semaine prochaine en Cour d’appel, pour outrage au tribunal. Leur crime : ils ont vendu de petites boîtes de conserve de leur sirop d’érable alors qu’ils n’avaient pas le droit de le faire, selon la Fédération des producteurs acéricoles du Québec.

Le couple des Cantons-de-l’Est est en guerre ouverte avec ce syndicat auquel il ne voudrait pas appartenir. Nathalie et Daniel préféreraient faire leur sirop dans leur grande érablière et le vendre à qui ils veulent, quand ils le veulent. Mais ce n’est pas possible : la Fédération des producteurs acéricoles a mis en place il y a 25 ans un plan sophistiqué de gestion commune du sirop dont le but était de stabiliser les prix et l’approvisionnement de cette récolte saisonnière. Tous les producteurs québécois qui vendent du sirop en vrac doivent se soumettre aux mécanismes créés par la Fédération.

Selon un sondage réalisé pour le syndicat, 75 % des membres sont satisfaits du travail de la Fédération. Dans les 25 % d’insatisfaits se trouvent Nathalie, Daniel et de nombreux autres producteurs que la Fédération appelle les « récalcitrants », car ils font fi des règlements et des avis d’infraction reçus après enquête de leur syndicat.

Leurs délits sont multiples, de la production de sirop illégale à la vente directe interdite, mais tous s’entendent sur un point : ils refusent de se soumettre aux règles de la Fédération. Résultat : ils se retrouvent devant un tribunal administratif, la Régie des marchés agricoles. Parfois, l’affrontement les mène jusqu’en Cour d’appel.

Ce qui impose ce triste paradoxe : une partie des versements faits par les producteurs québécois sert à payer les frais juridiques de la Fédération qui poursuit… des producteurs.

DES AFFRONTEMENTS À ARMES INÉGALES

La semaine dernière, c’était au tour de Nicole Varin et de son mari Harold de comparaître devant la Régie des marchés agricoles, à Montréal. Les agriculteurs d’Oka avaient apporté un calepin pour prendre des notes. Devant eux, le jeune avocat mandaté par la Fédération avait préparé des piles de documents. Un travail de recherche colossal, a-t-il précisé, puisque le couple ne collabore pas avec la Fédération et refuse de lui remettre des documents, malgré l’ordre du tribunal.

La scène illustrait parfaitement le rapport de force qui existe entre les deux parties. Seule, la productrice n’avait pas les compétences pour se défendre. D’autant qu’elle souhaitait obtenir un nouveau délai afin de lui permettre de changer de procureur. La séance a finalement été reportée… durant la saison des sucres !

Nathalie Bombardier doit elle aussi comparaître cinq fois devant la Régie durant les mois de mars et avril. « Quand on va devant la Régie, note-t-elle, on est jugé par les gens qui ont accepté et homologué des lois de la Fédération. »

SAISIR DU SIROP

Si les comparutions devant un tribunal administratif attirent généralement peu d’intérêt à part celui des parties impliquées, le début des saisies de sirop d’érable en 2013 a marqué l’imagination.

« La Fédération ne réalise pas ce travail de gaieté de cœur : c’est toutefois une question d’équité envers la grande majorité des producteurs qui payent leurs contributions, écrit le directeur général de la Fédération, Simon Trépanier, dans le dernier rapport annuel du groupe. Au total, près d’un demi-million de livres de sirop a été saisi [en 2015] chez une dizaine d’entreprises. »

« Nous avons tout fait pour trouver des solutions », explique en entrevue Paul Rouillard, directeur général adjoint.  

En février 2015, la Cour d’appel du Québec, dans un jugement unanime, a confirmé la validité des saisies.

Steve Côté est un acériculteur de Sawyerville qui fait du sirop depuis 40 ans, mais n’a jamais eu de contingent, ce droit de produire accordé par la Fédération. Il conteste la légitimité d’un système qui est arrivé bien après qu’il a commencé à faire du sirop, avec son père. Depuis 2013, il se fait saisir sa récolte chaque année. La première fois, il a été stupéfait de voir arriver chez lui des voitures de police et des camions qui venaient chercher sa récolte, 100 barils et une centaine de boîtes de conserve.

L’histoire serait peut-être passée inaperçue si un policier ne lui avait pas discrètement suggéré d’appeler les journalistes locaux. Ce qui fut fait et qui a fortement déplu à la direction de la Fédération, qui n’a pas apprécié le travail de « médias peu consciencieux » dans cet épisode.

LE LOBBYISME DE L’ÉRABLE

La Fédération en a aussi contre le traitement médiatique fait à la publication du rapport Forest Lavoie en septembre 2014. Il était question de la croissance de l’acériculture américaine, qui gagne de la place dans le marché mondial du sirop, au détriment du Québec, qui a vu sa part diminuer.

C’est précisément ce qui a incité le ministre québécois de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, Pierre Paradis, à commander une étude exhaustive de l’industrie acéricole. L’ancien directeur de la Sûreté du Québec, Florent Gagné, a mené cette enquête dont les conclusions et recommandations seront rendues publiques aujourd’hui.

La Fédération a présenté un mémoire à Florent Gagné et engagé l’ancien député adéquiste Simon-Pierre Diamond, qui travaille maintenant pour le cabinet Ryan Affaires Publiques. Son mandat, valide jusqu’à la fin de cette année, lui demande d’« assurer le maintien des règles de production et de mise en marché actuelles ».

« Nous avons fait contre mauvaise fortune bon cœur et avons profité de l’occasion pour nous lancer dans une vaste campagne d’information auprès des décideurs politiques et du parti au pouvoir. Celle-ci a culminé par une rencontre d’une cinquantaine de députés lors d’un cocktail le 18 novembre dernier dans l’enceinte même de l’Assemblée du Québec. »

— Serge Beaulieu, président de la Fédération des producteurs acéricoles du Québec

DAVID CONTRE GOLIATH

La situation en acériculture rappelle des affrontements à la Erin Brockovitch. À une différence près : dans cette histoire, les agriculteurs « récalcitrants » sont en infraction. Et les jugements qui confirment la légitimité de la Fédération et de ses actions se multiplient, poussant des contestataires à finalement signer des ententes de règlement avec leur syndicat.

Assis autour de la table chez Nathalie Bombardier et Daniel Gaudreau, en ce dernier jour de janvier qui ressemble à un dimanche de printemps, un groupe de producteurs contestataires avoue fonder beaucoup d’espoir sur le rapport Gagné.

Steve Côté, qui vient d’être condamné à payer plus de 420 000 $ à la Fédération, a décidé qu’il n’entaillerait pas ses érables cette année, à moins d’un miracle. « Avec ce rapport, dit-il, c’est tout notre avenir qui se joue. »

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