Opinion : Cannabis thérapeutique

Attention à la dérive

Je suis médecin de famille, pratiquant à Montréal et chercheur associé au Registre cannabis Québec, la plus grande étude jamais entreprise sur le cannabis médical.

Je rédige donc des ordonnances de cannabis à des fins thérapeutiques depuis plusieurs années mais je suis troublé par la dérive qui s’installe dans ce nouveau domaine.

Je considère que le cannabis a sa place dans l’arsenal thérapeutique médical, mais j’assiste au Québec et ailleurs à un enthousiasme parfois déraisonnable relativement à son usage pour certaines conditions médicales. La devise de la profession médicale est : avant tout, ne pas nuire.

L’arrivée du cannabis à des fins thérapeutiques met ce précepte en péril, et je tiens à exprimer mon inquiétude sur ce potentiel de dérapage.

Nos connaissances sur le cannabis sont très limitées mais l’usage de cette drogue devient de plus en plus répandu, et ce, pour toutes sortes de conditions médicales. La décision d’approuver le cannabis comme traitement a été imposée à la profession médicale par Santé Canada à la suite de pressions juridiques, politiques et sociales.

On a alors dressé une longue liste d’usages thérapeutiques potentiels, allant des soins palliatifs à la maladie de Parkinson, la démence, le diabète, l’asthme et plusieurs autres. Cela a créé un bouleversement dans notre profession.

L’Association médicale canadienne a condamné cette approche qui fait des médecins les « gardiens » de l’accès au cannabis, et s’est abstenue de le reconnaître comme traitement pour toute condition médicale.

Le Collège des médecins de famille du Canada, quant à lui, a exigé qu’on limite son usage à la douleur neuropathique (douleur consécutive à l’atteinte d’un nerf) réfractaire aux traitements classiques (opioïdes et autres classes d’analgésiques).

Les producteurs de cannabis médical et certains groupes de pression sont alors devenus les porte-parole officieux sur l’usage du cannabis médical et font maintenant la promotion du cannabis auprès des patients.

DES DONNÉES LIMITÉES

Même si les données probantes sur les bénéfices thérapeutiques du cannabis sont très limitées, certains prétendent malgré tout qu’il traite plusieurs maladies, dont le cancer, la dépression et l’anxiété. Des sites internet destinés aux femmes enceintes le recommandent même pour soulager les nausées associées à la grossesse, en évitant soigneusement de mentionner les études sur les animaux qui démontrent des effets négatifs à long terme sur le comportement de leur progéniture.

Plusieurs patients s’informent auprès de ces ressources parfois discutables et refusent même de tenter les traitements usuels pour des conditions médicales courantes, en soutenant que le cannabis est plus sécuritaire, et qu’il offre comme avantage de leur procurer une expérience psychoactive agréable.

Cette confusion clinique et juridique est en effet embêtante pour les médecins. Certains s’abstiennent donc d’en faire usage, tandis que d’autres y voient une occasion d’explorer de nouvelles avenues thérapeutiques sans encadrement précis.

Nous sommes donc sans balises et chaque médecin est laissé à son propre jugement. Puisque nos associations médicales refusent toujours de reconnaître le cannabis comme traitement légitime, le mouvement actuel dans le monde des praticiens qui se servent du cannabis médical préconise plutôt une approche basée sur l’expérience personnelle du médecin.

Ce type de démarche qu’on appelle « empirique » fait fi des normes basées sur les données probantes que nous exigeons de la profession médicale moderne, et mine notre crédibilité dans ce domaine à peine exploré.

USAGE INAPPROPRIÉ

Je reconnais que le cannabis peut être salutaire pour certaines maladies spécifiques, mais il est de plus en plus évident que le cannabis, ayant fait l’objet à ce jour de modestes études, est utilisé de manière inappropriée pour de nombreuses conditions médicales, comme l’insomnie, la maladie d’Alzheimer, et même le trouble déficitaire de l’attention.

Le Registre cannabis Québec représente une initiative intéressante pour encadrer l’usage de cette plante, mais la participation à ce registre est toujours faible et l’offre de service ne répond pas à la demande importante des patients.

Nous ne sommes qu’une trentaine de médecins associés mais plus d’une centaine sont toujours en attente d’approbation. Certains médecins refusent même d’y participer car ils trouvent le fardeau administratif trop lourd. Plusieurs patients vont alors se procurer du cannabis dans des « dispensaires » illégaux ou par entrevue Skype avec des médecins d’autres provinces.

Un plus grand nombre de médecins qui prescrivent le cannabis médical serait nécessaire afin d’empêcher cette pratique qui est d’ailleurs interdite par le Collège des médecins du Québec.

Il y a officiellement 500 patients inscrits au Registre cannabis Québec. Dans le reste du Canada, près de 50 000 patients ont une ordonnance médicale de cannabis et on estime que 500 000 autres personnes consomment le cannabis sous forme d’autotraitement en dehors du système médical.

En revanche, au Colorado, où la population est de 5 millions d’habitants, le cannabis médical est légalisé depuis l’an 2000 et plus de 300 000 demandes de cannabis médical ont été reçues jusqu’à maintenant.

LE QUÉBEC, CHEF DE FILE

Le Collège des médecins du Québec a lancé une initiative audacieuse en mandatant l’Institut de recherche du Centre universitaire de santé McGill pour mettre sur pied le Registre cannabis Québec. Par le fait même, le Québec est devenu le seul endroit où le cannabis médical doit être prescrit dans le cadre d’un projet de recherche, ce qui en fait un chef de file mondial dans ce domaine.

Je considère que les médecins du Québec sont actuellement dans une position privilégiée pour permettre de faire avancer les connaissances sur l’usage judicieux du cannabis médical. J’encourage donc tous mes collègues désireux de prescrire le cannabis médical à participer en grand nombre au Registre cannabis Québec.

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