Courrier SAINT-VALENTIN

À la suite de l’attentat de Québec, l’heure est à la réconciliation et non à l’interdiction, estiment Charles Taylor et Sébastien Grammond.

Opinion : Neutralité de l'État

Le temps de la réconciliation

Je vois qu’il est question ces jours-ci d’adopter une des recommandations du rapport Bouchard-Taylor, soit celle qui interdit le port des signes religieux par ceux qui exercent les fonctions dites « coercitives » de l’État, dont les juges et les policiers.

J’ai bien signé le rapport où cette recommandation paraît ; mais neuf ans plus tard, je ne l’endosse plus.

En fait, cette proposition peut être étayée par deux arguments distincts : 

a) les restrictions imposées à ces fonctions sont une implication nécessaire de la laïcité, ou

b) sans être essentielles, ces restrictions sont opportunes dans un contexte donné.

Je n’ai jamais accepté le premier argument ; j’ai appuyé la mesure parce que je croyais que dans l’atmosphère suivant le débat sur les accommodements raisonnables, ne pas imposer ces restrictions choquerait l’opinion publique au point de mettre en danger notre proposition d’une laïcité ouverte. Mais les choses ont bien changé depuis, et ce n’est plus mon opinion.

Qu’est-ce qui a changé ? Essentiellement deux choses :  la première touche la distinction qui sous-tend cette recommandation. Une distinction entre, d’une part, les fonctions de coercition qui régissent le domaine du crime et du châtiment et qui décident de la condamnation et des peines et, d’autre part, les autres fonctions de l’État – santé, éducation, aménagement du territoire, etc.

Il me semble que cette distinction n’a pas eu l’influence désirée pour le public visé. En fait, elle n’a même pas été retenue dans le débat public. Au contraire, elle fut remplacée par un concept plus vague d’« autorité », un concept qui permettait une extension presque indéfinie, au point d’inclure les enseignants et les éducatrices en service de garde, que nous ne visions pas du tout.

Mais de façon beaucoup plus importante, la deuxième chose qui a changé, c’est ce qui s’est passé depuis.

C’est principalement l’évolution du contexte qui m’a fait changer d’idée.

Je pense principalement au débat sur la Charte des « valeurs québécoises ». On a constaté lors de ce débat que la proposition de restreindre les droits de certaines classes de citoyens a eu un effet secondaire de stigmatisation. Cet effet s’est entre autres fait sentir dans la multiplication des incidents d’agression, surtout envers les musulmanes portant le voile – des agressions allant des paroles haineuses jusqu’aux voies de fait dans certains cas. Ces gestes sont le fruit d’une minorité de citoyens qui nourrissaient déjà de l’hostilité envers les immigrants en général ou envers les musulmans, mais qui n’osaient pas l’afficher préalablement. Le débat a eu pour effet d’atténuer ou d’éliminer leurs inhibitions, en plus d’épaissir les nuages de suspicions et de craintes qui entouraient les nouveaux arrivants dans une partie de l’opinion publique.

Le phénomène n’est pas du tout particulier au Québec. On a vu des effets semblables lors de la campagne pour le Brexit au Royaume-Uni, et d’une manière encore plus marquée, dans la campagne de Trump à la présidence américaine, sas parler de ses récents décrets.

Je reviens donc à ma question du départ : devrait-on donner force de loi à notre recommandation relative aux fonctions coercitives ?

Ces dernières semaines, nous avons vécu un attentat horrible, mais qui fut suivi d’une véritable explosion de solidarité et de reconnaissance mutuelle entre les Québécois de toutes origines. On commence à surmonter les divisions, à combler les fossés et à recoudre les déchirures de notre tissu social, des clivages ayant en outre été causés par les débats des dernières années.

Éviter la stigmatisation

J’estime qu’on ne peut pas se payer le luxe de poser de nouveaux gestes qui renouvelleraient cet effet de stigmatisation, quelles que soient les bonnes intentions de certains de leurs défenseurs. Ne rouvrons pas les plaies à nouveau. Laissons toute la place au temps de la réconciliation.

Je sais que je pose ici un jugement personnel sur ce qui est le plus important et le plus urgent ; il pourrait être contesté. Je comprends très bien la tentation de trouver un « compromis » qui ferait l’unité des partis à l’Assemblée nationale. Cela pourrait amener une réconciliation entre différentes tendances chez les Québécois, en particulier ceux dits « de souche ». Mais le nouveau « nous » québécois est désormais plus large, comme Gérard Bouchard nous l’a signalé dans un excellent texte récent. Le temps où une partie de notre société, fût-elle majoritaire, pouvait agir sans égard pour les minorités marginalisées est passé.

Cette législation serait d’autant plus gratuite qu’elle serait très probablement invalidée par les cours, ne laissant derrière elle qu’amertume et divisions.

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