Opinion  Diversité culturelle

Le Québec aime-t-il seulement les artistes blancs ?

Je crois qu’il s’agissait de la diffusion d’une série de rencontres avec des personnes inspirantes. Des entrevues menées par Isabelle Craig sur les ondes de Radio-Canada, à l’émission Pas banale, la vie. C’était le 28 décembre 2016. Roulant direction nord sur la rue Saint-Denis, j’écoutais avec attention un segment portant sur la réalité en soins palliatifs pédiatriques. Un reportage percutant qui m’inspirait le goût de vivre mieux, avec plus de gratitude et d’audace.

A suivi une incursion dans la réalité de Vincent Clermont-Leduc, un jeune homme tétraplégique à la suite d’un accident. Son souhait : être le premier Québécois à utiliser l’exosquelette motorisé ReWalk.

Je ne venais pas de découvrir Radio-Canada, ce 28 décembre 2016. Mais je me réconciliais un peu plus avec sa pertinence dans ma vie. Moi, un auteur-compositeur-interprète qui fais du rap en français, anglais et créole. Qui a sorti un album le 5 octobre dernier. Qui constate que même si j’ai fait mes devoirs, ce diffuseur national qui dit avoir à cœur la diversité peine à donner suite à ma proposition artistique.

J’avais écouté, juste avant ces entrevues, un autre passage où des animateurs et collaborateurs de Radio-Canada encensaient des albums américains, dont ceux faits par Solange, la sœur de l’intouchable Beyonce, et A Tribe Called Quest. J’entendais ces animateurs tenter de camper la démarche de ces artistes dans un contexte de désir de justice sociale dans le monde et aux États-Unis. Et je me demandais : mais quelle est donc la réflexion de ces animateurs sur les artistes noirs du Québec ? Sur des artistes noirs, ou non blancs, qui ne sont pas exempts du racisme systémique québécois ? Sur des artistes, comme moi, qui ont autant de génie qu’un Émile Bilodeau ? Sur des artistes pris dans la file d’attente menant vers une possible écoute ?

J’ai beau laisser des copies d’albums à des recherchistes d’émission et voir ma relationniste tenter les suivis, je n’ai aucun retour. Pas d’accusé de réception.

Ma démarche peine à flotter à la surface du lac de l’anonymat, sous prétexte que des noms déjà fort bien connus – et même parfois connus et décédés – viennent de sortir des albums. Je m’attendais au minimum à un : « Désolé, votre proposition artistique ne nous plaît pas. »

Un Québec où...

Radio-Canada a le pouvoir de propulser des carrières ou de les mettre en attente. Passer à une émission de grande écoute, ce n’est pas rien. Il faut que les choses marchent pour passer et quand on passe, ça aide les choses à marcher.

C’est le dilemme de l’œuf ou la poule dans un Québec où on peine à chiffrer la valeur d’un artiste de la diversité. 

Un Québec où même le comédien noir Didier Lucien dira au journal Le Devoir, au sujet des rôles abrutissants qu’il se fait offrir : « J’en viens à me demander pourquoi je suis allé à l’École nationale. »

Un Québec où, fin 2014, la communauté noire avait un taux de chômage de 45 %, selon Montréal International. La communauté maghrébine, 30 %. La communauté latine, entre 18 et 25 %. La communauté chinoise, entre 15 et 18 %… Il s’agit du double des chiffres relevés à Toronto, alors que la communauté québécoise en général avait un taux de chômage de 7,5 %.

Un Québec où, sur cinq Galas de l’ADISQ (2010 à 2014), aucun artiste dit de la diversité n’a reçu de prix. Aucun, sur les 57 prix remis. Et ne parlons pas des finalistes des prix Gémeaux, Artis ou autres...

Un Québec où, selon la page 44 du livre Il est temps de dire les choses, parmi les 300 artistes représentés au sein des 20 agences les plus importantes, seulement 18 sont issus de la diversité, soit 5,7 %.

Un Québec où il est difficile d’imaginer payer 25 $ pour aller voir un artiste de la diversité en spectacle, quand ce même artiste est contraint, s’il se produit, à offrir ce billet à 7 $ pour une prestation le week-end.

Un Québec où le répertoire des artistes A, B, C ou D semble exister dans l’imaginaire des décideurs et responsables de contenus culturels du diffuseur public, selon les aveux de l’artiste Pierre Lapointe lors de son passage, le 24 avril 2016, à l’émission Tout le monde en parle.

Un Québec où Sophie Prégent, présidente de l’Union des artistes, déclare, en 2016, que le Québec avait « 10 ou 15 ans de retard » sur les États-Unis en matière de représentation des minorités dans les fictions.

Bref. Devrais-je faire de la musique urbaine stéréotypée, moins métissée et répondant aux attentes des chroniqueurs fantasmant sur de l’indignation venant de partout, sauf de leur cour arrière ?

La dictature des valeurs sûres

Vous n’avez pas à fournir les réponses à toutes ces questions. J’aimerais seulement que lorsqu’il s’agit d’apprécier de la musique engagée de gens racisés américains, on puisse aussi se permettre de valoriser le contenu local de gens qui font, avec les moyens du bord, ce que d’autres font avec une équipe complète.

Je sais que vous pourriez me dire que c’est une question de timing, de talent, de goût. Que la musique urbaine au Québec ne se porte pas si mal. Toutefois, certaines propositions artistiques meurent dans la file d’attente avant même de jouer le match du test de l’écoute. C’est ça qui me tue. La dictature des valeurs sûres. Le diffuseur public ne réussit pas à m’en donner pour mon 34 $ par année.

Je vous invite à écouter mon album.

Pour que Radio-Canada ait la bénédiction de me soutirer 46 $ pour financer son virage numérique sans se soucier de quémander des revenus publicitaires, il faudra qu’elle devienne l’exosquelette culturel dont les artistes racisés du Québec ont besoin pour tapisser leur monde, avec leur sensibilité et leur génie.

Ah oui, en passant : bonne année 2017 !

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.