Enquête / Crise du logement

Loyers en folie

Un loyer mensuel qui double à la mort d’une locataire. Des appartements, à la limite du taudis, loués 850 $ par mois. Des locataires qui paniquent lorsqu’ils reçoivent leur avis d’éviction, d’autres qui craignent de devoir s’exiler hors de l’île de Montréal. Les loyers sont en folie à Montréal : nos journalistes vous emmènent faire le tour du propriétaire. UNE ENQUÊTE DE KATIA GAGNON ET D’OLIVIER JEAN

À la recherche du quatre et demie à 900 $

« Si vous ne venez pas aujourd’hui, l’appartement va être loué demain. »

Le quatre et demie, rue de Rouen, dans l’est de Montréal, était annoncé à 845 $ par mois. Les photos, sur Kijiji, étaient plus que sommaires. Le jour même – pas le lendemain –, nous sommes donc allés le visiter.

Il est clair, en y entrant, que nous sommes à la limite du taudis. Des cadres de fenêtre sont noircis par les moisissures. Le plafond de la salle de bains est lui aussi constellé de taches noires. La chambre à coucher est séparée du salon par… une porte-patio, dans laquelle on a suspendu un rideau.

À peine quelques jours plus tard, cet appartement de rêve était effectivement… loué.

C’est malheureusement ce à quoi on est confronté quand on cherche un appartement à Montréal au prix moyen pour un quatre et demie, du moins si on se fie aux barèmes établis par la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL). En 2020, la SCHL établissait le prix moyen d’un appartement de deux chambres dans l’île de Montréal à 907 $.

Avec la flambée des loyers que la métropole connaît actuellement, ce quatre et demie à 900 $ existe-t-il vraiment dans la métropole ? Réponse : oui. Lorsqu’on cherche un quatre et demie dans l’île de Montréal – attention, absolument n’importe où dans l’île – à 900 $ ou moins, 250 inscriptions s’affichent sur le populaire site de petites annonces Kijiji. À titre de comparaison, si on relève la barre à 1500 $ par mois pour le même quatre et demie, le choix explose : on recense alors plus de 2000 inscriptions.

Question suivante : de quoi a-t-il l’air, cet appartement à 900 $ ? Nous en avons visité cinq, dont ce troisième étage rue de Rouen. Réponse : dans certains cas, on est dans des appartements en très mauvais état, moisissures et coquerelles incluses. Pièces minuscules ou sans fenêtres, tuyau de sécheuse qui pendouille au plafond, porte « condamnée » qui mène au logement voisin : nous en avons vu de toutes les couleurs.

« C’est pas un logement pour toi, madame »

Prenez ce demi-sous-sol, rue Kent, dans le quartier Côte-des-Neiges. Au téléphone, quand j’ai expliqué au concierge que j’étais une mère seule avec deux enfants, il a été formel. « C’est pas un logement pour toi, madame. » Curieuse réflexion pour quelqu’un qui cherche à louer son appartement sur un site de petites annonces, non ? Le quatre et demie était affiché à 800 $ par mois.

« Tu as des enfants. C’est trop humide. »

Munie d’une nouvelle identité de femme seule, quelques jours plus tard, j’ai visité le demi-sous-sol fraîchement repeint. En apparence, il n’était pas si mal. Au fil de reportages sur les taudis de Côte-des-Neiges, j’ai vu bien pire. Mais le concierge qui nous fait visiter est formel.

« C’est pas une place pour quelqu’un avec enfants. L’humidité, madame. Et il y a beaucoup de bruit. »

— Le concierge d’un immeuble à logements de la rue Kent, dans le quartier Côte-des-Neiges

Faut-il craindre les moisissures ? lui demandons-nous franchement. Il évite la question. « Il y a eu des grosses rénovations. »

Allons maintenant plus au sud, rue de Villiers. Un immeuble décrépit, trois pièces minuscules dispersées le long d’un couloir : la chambre du fond est si petite qu’il serait difficile d’y loger un lit à deux places. Au plafond, on note le tuyau de la sécheuse, logée dans la cuisine voisine, qui pendouille dans la pièce jusqu’au trou d’échappement. Le salon est à peine plus grand que les chambres et la salle de bains est divisée en deux, une pièce de la taille d’un garde-robe héberge une toilette seule, tandis que la douche, la baignoire et le lavabo sont logés dans une autre micropièce.

Prix : 850 $ par mois pour cet appartement de hobbit.

Dans Saint-Michel, notre quatre et demie fait partie d’un groupe de 22 logements, situés au-dessus (et au-dessous) d’un immense bureau de change. Une vingtaine de logements aménagés de façon « créative », comme en fait foi cette porte extérieure, condamnée, située dans l’une des chambres que nous visitons. Mais où donc mène cette porte ? « Ça marche plus. L’autre côté, c’est la salle de bains de l’autre logement », répond le concierge, qui nous fait visiter.

Une coquerelle s’active dans l’évier de la cuisine de ce logement sinistre, situé au demi-sous-sol, dont l’unique fenêtre donne directement sur l’asphalte du stationnement voisin. Prix : 870 $. Tranquillité non incluse, puisque l’immeuble est situé directement sur le boulevard Saint-Michel et que les murs semblent faits en carton.

Le seul appartement réellement correct que nous visiterons est situé dans une rue paisible de Montréal-Nord. Le demi-sous-sol est propre, manifestement bien entretenu, spacieux, avec une fenêtre dans chaque pièce. À 700 $, c’est une incroyable aubaine, si on en croit nos visites du jour. « On augmente nos loyers en suivant la loi », répond la propriétaire quand je lui signale que son tarif est très concurrentiel.

Des quatre et demie qui sont en réalité… des trois et demie

Notre recherche sur Kijiji montre d’ailleurs que ces quatre et demie affichés au prix moyen sont en réalité… des trois et demie. Cet appartement rue Fleury, situé au-dessus d’un commerce, n’a qu’une seule chambre à coucher, d’ailleurs minuscule. « Le salon est grand. Une partie peut être convertie en chambre », répond le propriétaire lorsque nous lui faisons remarquer que son appartement n’est pas réellement un logement de quatre pièces. Prix : 750 $. Cet autre logement, dans Rosemont, a l’air bien, mais il a une seule chambre fermée. Prix : 900 $.

Dans Montréal-Nord, un appartement situé en plein cœur du secteur chaud du quartier se loue 860 $ par mois. « J’ai déjà deux candidats en enquête de crédit. De toute façon, la deuxième chambre, c’est une chambre de bassinette, pour un bébé. Ça va être trop petit pour vous. »

Malgré leur piètre qualité, ces appartements partent à la vitesse de l’éclair, dans des conditions parfois… surprenantes. Dans LaSalle, un quatre et demie situé rue Jean-Milot est même carrément loué à l’aveugle.

« La locataire a peur de la COVID. Ce n’est pas possible de visiter. J’ai pris des photos pour l’annonce. C’est comme sur Airbnb. Vous louez avec des images ! »

— Gisèle, propriétaire d’un immeuble à logements de rue Jean-Milot, à LaSalle

Prix : 895 $ par mois. « Et c’est pas rénové. La maison a été construite dans les années 1960 », précise-t-elle.

Dans ce contexte de folie locative, certains propriétaires se permettent d’ailleurs d’être très exigeants avec les futurs locataires. Pour cet appartement dans Anjou, rue des Ormeaux, le propriétaire a une très longue liste d’exigences. Les aspirants locataires doivent d’ailleurs présenter formellement leur personne et leur candidature dans une lettre envoyée à son adresse courriel. Ces éventuels locataires doivent notamment s’engager à demeurer rue des Ormeaux à long terme, avoir une source stable de revenus… ainsi qu’un diplôme universitaire.

Dernière exigence : Speak English a plus.

Le vrai coût : en moyenne 1300 $ par mois

Une étude du Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ) a montré en 2020 le gouffre qui séparait déjà les prix moyens affichés par la SCHL et la réalité des appartements à louer sur les sites de petites annonces. En analysant 61 000 annonces publiées sur le site de Kijiji, le RCLALQ a montré que le prix moyen s’élevait à 1264 $ dans l’île de Montréal pour un quatre et demie, soit 30 % de plus que le prix moyen affiché par la SCHL. Cette année, pour la première fois, l’organisme fédéral a publié le prix moyen des logements inoccupés, donc offerts sur le marché. Dans l’île de Montréal, le coût moyen d’un quatre et demie s’élevait à 1322 $ par mois en 2020.

Loyer mensuel moyen d’un appartement de deux chambres, selon la SCHL

Montréal : 907 $

Calgary : 1305 $

Toronto : 1562 $

Vancouver : 1748 $

Source : SCHL, janvier 2021

Un symbole de la flambée

Il y a cinq ans, la locataire âgée qui habitait ce cinq et demie dans Anjou payait 675 $ par mois. Elle habitait le logement de la rue Saint-Donat depuis la construction de la maison, au milieu des années 1960. La dame s’est éteinte en janvier. Son logement a été mis à louer sur Kijiji. Combien demande le propriétaire ? Le double : 1400 $ par mois.

Le cinq pièces est beau, grand, propre. Des rénovations ont été effectuées à la cuisine et à la salle de bains. Mais on n’est pas dans le grand luxe et, à Anjou, on est très loin des quartiers centraux de Montréal.

Le propriétaire du triplex a acheté l’immeuble en 2016. Il a alors contacté sa locataire âgée pour lui réclamer une hausse de loyer : il lui demandait 900 $ par mois, une hausse salée de 33 %. Bien au fait de ses droits, la locataire a refusé. Une négociation s’est tenue, qui s’est conclue pour un montant oscillant entre 700 et 800 $ par mois. Mais voilà, en janvier, la locataire est morte. Ces informations nous ont d’abord été transmises par le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) et ont été confirmées en tout point par des personnes impliquées dans le dossier. Sur Kijiji, l’appartement est alors affiché à louer pour 1400 $ par mois.

Confronté à ces informations par La Presse, le propriétaire, dont nous taisons le nom car techniquement, il n’a rien commis d’illégal, a bel et bien confirmé la date d’achat de l’immeuble et la mort de la locataire. Il a cependant refusé mordicus de nous indiquer le loyer mensuel versé par l’ancienne locataire. « Ce n’est pas de vos affaires », a- t-il lancé avant de nous montrer la porte.

Quelques jours après la visite surprise de La Presse, le propriétaire a revu son prix légèrement à la baisse, à 1300 $.

Au cours des derniers mois, des logements de taille comparable, dans la même rue, se sont loués autour de 1000 $, montrent nos recherches. Selon la SCHL, le prix moyen d’un cinq pièces et demie dans Anjou est de 997 $.

Pour Véronique Laflamme, porte-parole du FRAPRU, le logement d’Anjou est « l’illustration flagrante » de ce qui a mené à la flambée des loyers à Montréal. Si le propriétaire ne remplit pas ou inscrit des données fausses la section G du bail, où il est tenu d’indiquer le prix payé par l’ancien locataire, le nouveau locataire n’aura « aucun moyen » de connaître le montant de l’ancien loyer, dénonce Mme Laflamme.

« Ce propriétaire, il contourne complètement l’esprit de la loi ! »

— Véronique Laflamme, porte-parole du FRAPRU

« Et les propriétaires savent qu’ils vont finir par les louer, leurs logements, parce que les gens sont désespérés », ajoute Maxime Roy-Allard, du Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ). C’est précisément pourquoi les groupes de défense des locataires réclament un registre des loyers, lequel obligerait le propriétaire à révéler le loyer versé par le locataire précédent.

« Il n’y a aucun scandale là-dedans », rétorque Hans Brouillette, porte-parole de la Corporation des propriétaires immobiliers du Québec (CORPIQ).

« Le locatif, c’est un marché. Bien que le terme dérange les comités logement, c’est de ça qu’on parle. Pendant des années, ce loyer à 675 $ a bénéficié à une locataire. Elle a été en quelque sorte subventionnée pendant tout ce temps. Est-ce que cette hausse est abusive ? Si quelqu’un est prêt à payer, bien sûr que non ! »

— Hans Brouillette, porte-parole de la Corporation des propriétaires immobiliers du Québec (CORPIQ)

Montréal est encore très loin de la situation de Toronto ou de Vancouver. « Mais on ne peut pas avoir, à Montréal, des loyers qui sont la moitié de ce qu’on retrouve dans d’autres grandes villes, alors que les coûts de construction, de rénovation… tout cela n’est pas la moitié de ce qu’on paie ailleurs ! » Sur une longue période, la hausse du salaire moyen dépasse la hausse moyenne des loyers à Montréal, estime-t-il.

Pendant des années, les bas prix des loyers à Montréal ont d’ailleurs poussé plusieurs petits propriétaires à se retirer du marché locatif, estime M. Brouillette. « Ils n’avaient plus d’intérêt à louer, parce que s’ils font des travaux, ils louent à perte. Et, en plus, ils doivent gérer des comportements, du bruit… Les gens se disaient que ça ne valait plus la peine. » Et lorsqu’un logement est demeuré vacant pendant 12 mois, son propriétaire n’est plus tenu d’en fixer le prix par rapport à l’ancien loyer, rappelle-t-il.

Chose certaine, les locataires qui se voient forcés de quitter leur appartement se retrouvent dans un état qui frôle la panique, souligne Amy Darwish, du Comité d’action de Parc-Extension.

Prenez le cas de Jamila, mère seule d’origine bengalaise. Immigrante récente, Jamila a refusé que l’on publie son vrai nom. La mère seule a été évincée par son propriétaire. Elle cherche depuis des semaines dans Parc-Extension. « Je cherche, je cherche, je cherche… et je ne trouve rien ! » À cause du prix des loyers, Jamila craint de devoir s’exiler hors de l’île de Montréal.

Marie-Josée Hudon est dans la même situation. Elle qui habitait un quatre et demie rue Querbes à Montréal depuis huit ans vient de se faire signifier par le nouveau propriétaire qu’elle doit partir… ou évacuer pendant six mois avec l’ensemble de ses possessions. Elle se dit incapable de trouver un appartement dans le quartier, où elle travaille, à un prix comparable. Elle paie 700 $ par mois.

« J’ai visité des appartements à 1400, 1500 $ par mois. Pour six mois, je suis prête à aller dans un trois et demie, j’ai visité des demi-sous-sols, pas chauffés, à 1200 $. Un autre à 1300 $. Mais comment je vais faire, si mon loyer double ? »

— Marie-Josée Hudon, locataire de Parc-Extension forcée d’évacuer son appartement pour six mois

D’un autre côté, se déplacer pendant six mois, cela veut dire deux déménagements, des frais de rebranchement, peut-être la location d’un garde-meuble… « C’est beaucoup d’argent que je n’ai pas. » Son propriétaire offre une compensation de 1000 $ aux locataires qui choisiront de revenir dans l’immeuble… mais indique clairement qu’il augmentera le loyer de 300 $ par mois à leur retour.

« C’est sûr qu’il va y avoir une augmentation substantielle à la suite des travaux majeurs qui vont coûter des milliers de dollars », précise l’avocate Mélanie Chaperon, qui représente l’entreprise MS Estate, propriétaire de l’immeuble. La cause se rendra devant le Tribunal administratif du logement, indique MChaperon, qui devra déterminer si la compensation de 1000 $ est suffisante.

Marie-Josée Hudon, elle, n’a aucune idée où elle se logera pour les six prochains mois. Elle en est rendue à se chercher un refuge pour six mois… sur Airbnb.

Que dit la loi ?

Le Tribunal administratif du logement (TAL) met à la disposition des propriétaires un outil de calcul pour les augmentations annuelles de loyer. Le locataire est libre d’accepter ou pas l’augmentation que lui soumet son propriétaire. Ultimement, si les deux ne s’entendent pas, c’est le TAL qui fixera le montant de la hausse. Lors d’un changement de locataire, le propriétaire est dans l’obligation de remplir la section G du bail, qui informe le nouveau locataire du prix payé par le précédent. Une fois le bail signé, s’il trouve que son loyer est trop élevé par rapport au précédent, le locataire peut contester le nouveau montant du loyer devant le TAL, qui fixera alors le nouveau loyer. S’il découvre que les renseignements donnés par le propriétaire à la section G sont inexacts, le nouveau locataire dispose d’un délai de deux mois pour en appeler au TAL afin de faire fixer un nouveau loyer. Les immeubles de moins de cinq ans sont exclus de ces dispositions.

4,2 %

Augmentation du loyer moyen dans le Grand Montréal en 2020. C’est la plus forte hausse annuelle depuis 2003.

0,8 %

Hausse recommandée en 2021 par le TAL pour un logement non chauffé, situé dans un immeuble qui n’a pas subi de rénovations majeures.

2,7 %

Taux d’inoccupation des logements dans la grande région de Montréal.

1/3

Proportion de ménages québécois locataires qui consacraient plus de 30 % de leur revenu au logement en 2016

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