Science

Des banques génétiques qui valent de l’or

Depuis quelques années, des centaines de milliers de Canadiens ont acheté des trousses d’analyse de l’ADN afin de découvrir d’où viennent leurs ancêtres, ou encore d’évaluer leur prédisposition à certaines maladies. Mais la salive qu’ils envoient par la poste pourrait rapporter bien plus aux entreprises que les quelques dizaines de dollars qu’ils déboursent.

UN DOSSIER D'ALEXIS RIOPEL

Tout savoir sur soi

Vous voulez en apprendre un peu plus sur vous-même ? Rien de plus simple. Vous n’avez qu’à commander une trousse en ligne pour environ 100 $, frotter l’intérieur de votre joue avec un coton-tige, répondre à quelques questions et retourner le tout par la poste.

Quelques semaines plus tard, on vous dira de quelles régions du monde proviennent vos ancêtres, et on comparera votre profil génétique à celui des autres utilisateurs du service – pour voir si vous n’auriez pas un parent inconnu quelque part dans le réseau. Certaines entreprises vous proposent même d’évaluer votre prédisposition à certaines maladies, comme le cancer du sein, l’alzheimer ou le parkinson.

Cette promesse a convaincu en 2017 environ 6 millions de personnes d’acheter des tests génétiques, portant le total à environ 12 millions de clients dans le monde. AncestryDNA, qui détient la plus grande part de marché, aurait trouvé « quelques centaines de milliers de clients au Canada » depuis le début de ses activités au pays en 2015, selon Brad Argent, un porte-parole. « L’adoption au Canada est phénoménale », ajoute-t-il. D’autres entreprises, comme 23andMe, MyHeritage, Family Tree DNA, et la québécoise Biogeniq, sont également en expansion. Puisque les échantillons de salive passent les frontières sans encombre, la concurrence s’arrache la planète entière.

Un trésor à vendre

Ces données génétiques n’intéressent pas que leur hôte biologique. « De plus en plus, le modèle d’affaires de ces entreprises est orienté vers la vente de données à des sociétés pharmaceutiques, ou vers des partenariats avec celles-ci, explique Yann Joly, directeur de la recherche au Centre de génomique et politiques situé au Centre d’innovation de l’Université McGill et de Génome Québec. Elles se constituent une grande banque de données en offrant des analyses génétiques à leurs clients, puis vendent l’accès aux données à des sociétés pharmaceutiques pour un bon montant afin de contribuer à certains projets de recherche ciblés. »

« Normalement, les sociétés payent les patients pour faire un essai clinique. Là, ce sont les patients qui payent ! »

— Daniel Sinnett, chercheur au CHU Sainte-Justine et professeur à l’Université de Montréal

Les entreprises demandent le consentement des participants avant de transmettre leurs données génétiques à des fins de recherche. Évidemment, le nom des participants est omis, mais le reste de leur dossier est transmis à la tierce partie afin qu’elle puisse mener des études statistiques avec les données. « Actuellement, la plupart des gens choisissent de rendre leurs données accessibles pour la recherche », indique Brad Argent d’AncestryDNA. Même son de cloche du côté de 23andMe, dont 80 % des clients acceptent de participer à la recherche.

Qui revend les données ?

Les deux plus grandes entreprises dans l’industrie, AncestryDNA et 23andMe, participent à des programmes de recherche privés et publics. AncestryDNA a vendu un accès à ses données à Calico, entreprise de biotechnologie parente avec Google. Toutefois, AncestryDNA relègue la revente de données au second plan, se concentrant plutôt sur les services qu’elle offre à ses clients. L’entreprise californienne 23andMe met quant à elle ses partenariats avec Alnylam Pharmaceuticals, Biogen, Genentech, Pfizer et P&G Beauty au cœur de sa stratégie d’affaires. À ses partenaires universitaires, elle fournit ses données essentiellement gratuitement. Elle n’offre pas encore à ses clients canadiens l’option de participer à la recherche via leur génome.

Chez BiogeniQ, entreprise québécoise qui compte plus de 10 000 clients, les données ne sont pas utilisées dans le cadre de la recherche médicale. « Le modèle d’affaires de 23andMe, c’est la valorisation des données. Nous, c’est le service que nous offrons à nos clients », indique Étienne Crevier, le PDG. Pour sa part, l’américaine Family Tree DNA promet de ne jamais vendre les données de ses clients à autrui. My Heritage, de son côté, demande une autorisation à ses clients afin de pouvoir revendre les données. Ces entreprises sont parmi les plus sérieuses, mais d’autres pourraient être moins transparentes. « Les politiques de consentement pour ces tests varient énormément », avertit Yann Joly.

Un énorme potentiel

La plupart des ententes ne sont pas détaillées publiquement. Toutefois, en 2015, 23andMe signait un contrat avec Genentech pour une étude sur la maladie de Parkinson ; 10 millions US étaient payés à la signature. Quelque 50 millions supplémentaires s’ajoutaient si la collaboration portait ses fruits. 23andMe n’est pas cotée en Bourse, mais sa valeur est estimée à 1,75 milliard US par la presse spécialisée. En septembre dernier, elle amassait 250 millions US dans un cycle de financement. Une partie de l’argent lui servira à développer des médicaments dans l’une de ses propres divisions.

Ce ne sont pas tous les clients de ces entreprises qui réalisent la valeur de leur génome. Toutefois, selon Yann Joly, « si les procédures de consentement sont claires et que les gens acceptent de rendre leurs données accessibles en toute connaissance de cause, je ne crois pas que ce soit une mauvaise chose. Par contre, si les gens ne sont pas prévenus, ils peuvent se sentir trompés. Le meilleur moyen d’éviter ça pour une entreprise, c’est d’avoir des politiques très transparentes. » Et pour sa part, le public doit bien s’informer avant de donner son génome à qui le veut bien, selon le spécialiste.

La science des tests génétiques

Que valent les données génétiques des entreprises comme AncestryDNA et 23andMe pour faire avancer la recherche médicale ? Sont-elles la clé tant espérée ?

Les millions de génomes compilés par les entreprises qui offrent des tests génétiques en vente libre ont certainement un potentiel intéressant pour la recherche, mais « ces données ne sont pas encore très exploitables pour l’instant », croit Daniel Tessier, vice-président des Centres technologiques chez Génome Québec. Les banques de données génétiques à grand déploiement sont si touffues qu’il est difficile de les analyser. Les cohortes plus petites, ciblées sur une région du monde ou une maladie en particulier, seraient plus facilement utilisables.

Toutefois, comme le bon vin, les grandes bases de données pourraient acquérir de la valeur avec le temps. « Ces données pourraient servir pour des études à long terme. Si on suit l’état de santé d’un patient pendant 20 ans, on voit de quelle maladie il finit par mourir et on peut comparer cela avec son ADN. On obtient de l’information très utile », indique Daniel Tessier.

Jusqu’à maintenant, les données d’AncestryDNA n’ont débouché sur aucune publication scientifique. Celles de 23andMe ont été beaucoup plus profitables : depuis 2010, elles se sont traduites par plus de 90 publications. Toutefois, elles n’ont permis le développement d’aucun nouveau médicament.

La matière première :  le génome

Le génome de chaque individu diffère légèrement. Cette variation expose chaque personne à un niveau de risque différent à certaines maladies. D’autres mutations génétiques sont connues pour déterminer une multitude de caractéristiques physiologiques, comme la tolérance à la caféine, la couleur des yeux ou la longueur des orteils.

Toutefois, la séquence complète de l’ADN est tellement riche en information que les connaissances actuelles ne permettent pas de l’analyser en entier. Les entreprises comme 23andMe et AncestryDNA optent plutôt pour le génotypage. « Avec le génotypage, elles cherchent à identifier les principales mutations génétiques grâce à des petits flags éparpillés partout dans le génome », résume Daniel Sinnett, chercheur au CHU Sainte-Justine et professeur à l’Université de Montréal.

Cette technique est moins précise, mais aussi moins chère et plus facile à utiliser que le séquençage complet. « Elles identifient seulement quelques cibles qui ne constituent pas plus d’un millième du génome », explique Daniel Tessier. Les chercheurs savent où se trouvent les mutations potentiellement critiques dans le génome et ne s’intéressent qu’à celles-là.

Jeux de données

Une fois la banque génétique constituée, la recherche médicale commence. Pour chaque sujet, les données foisonnent, et le nombre de sujets se compte par centaines de milliers. Où commencer ?

D’abord, les entreprises pharmaceutiques veulent mieux connaître leur clientèle. « Elles sont à la recherche de mutations dans une population donnée, précise Daniel Sinnett. Souvent, les pharmaceutiques connaissent l’enzyme qui métabolise un médicament. Avec les données génétiques, elles peuvent aller voir le taux de mutation du gène qui encode cet enzyme dans la population. » Elles peuvent ainsi mieux comprendre pourquoi certaines personnes ne répondent pas au médicament, ou pourquoi d’autres subissent des effets secondaires. « Ce n’est pas toujours un hasard si un patient subit un effet secondaire : il pourrait y avoir une cause génétique », précise-t-il.

Grâce à l’analyse des banques de données génétiques, les sociétés pharmaceutiques pourraient offrir des tests complémentaires à leurs patients afin de vérifier s’ils sont compatibles génétiquement avec le médicament avant de commencer à l’utiliser, croit Daniel Sinnett.

De nouveaux médicaments

Les bases de données génétiques peuvent aussi servir à développer de nouveaux médicaments. Normalement, les chercheurs regroupent des patients qui souffrent d’un même problème de santé, puis leur font passer des tests génétiques. Ils fouillent ensuite ces données à la recherche d’une variation génétique qui pourrait expliquer leur maladie, puis développent un médicament en fonction de cette variation.

Avec les bases de données immenses de AncestryDNA et 23andMe, les scientifiques peuvent prendre le chemin inverse. Quand ils savent qu’un médicament agit sur les protéines encodées par un certain gène, ils recherchent dans la base de données pour voir si une maladie correspond à une mutation de ce gène. C’est grâce aux questions auxquelles répondent volontairement les clients (jusqu’à 300 questions chez 23andMe) que les chercheurs peuvent faire des liens entre l’ADN et l’état de santé des membres de leur échantillon.

Vendre ses données génétiques

Récemment, l’entreprise américaine Nebula Genomics dévoilait son plan d’affaires afin de révolutionner les tests génétiques en vente libre : permettre à ses clients de s’entendre avec les entreprises pharmaceutiques ou les institutions universitaires qui veulent mettre la main sur leurs données. Devrait-on monnayer nos données génétiques ? La Presse a posé la question.

Dennis Grishin

cofondateur de Nebula GENOMICS

« Le cœur de notre proposition, c’est de décentraliser et de démocratiser l’information génétique. Les gens pourront s’inscrire en ligne et remplir quelques questions. Si leur profil correspond à ce qu’un acheteur de données recherche, il pourra lui proposer d’acquérir son génome grâce à une monnaie virtuelle gérée par Nebula Genomics. Ainsi, le public et les acheteurs de données pourront s’entendre ensemble, sans qu’un intermédiaire s’en mêle. Nous avons parlé à des sociétés pharmaceutiques, et plusieurs manifestent un grand intérêt pour cette approche. Actuellement, les données génétiques sont difficiles d’accès pour elles. Grâce à notre proposition, les banques d’ADN pourront contribuer à des avancées en recherche médicale. »

Yann Joly

directeur de la recherche au Centre de génomique et politiques de l’Université McGill et de Génome Québec

« L’ADN, c’est de l’information. Les personnes contribuent avec leur information, mais ce ne sont pas ces personnes-là qui qui effectuent la recherche et l’innovation. Les sociétés pharmaceutiques ont donc un certain mérite. On vit à l’époque de l’intelligence artificielle et des mégadonnées : plus on a des données sur la santé, plus on va pouvoir faire avancer la recherche et les soins. En conséquence, il vaut mieux voir l’information comme quelque chose qui peut s’échanger pour le bien commun, plutôt qu’une ressource personnelle qu’on vend. Si tout le monde voulait se mettre à monnayer son information personnelle, ce serait fini pour la recherche en santé ! […] J’ai un problème avec l’idée de monnayer l’information. Je n’ai pas de problème à garder le public impliqué dans la recherche. Il y a plusieurs autres façons de faire ça, sans commercialiser la participation à la recherche. On peut lui demander d’exprimer des préférences sur les types de recherches, lui donner plus de feedback, ou avoir un rapport plus proche avec lui. »

Brad Argent

porte-parole d’AncestryDNA

« Actuellement, nous proposons à nos partenaires les données des gens qui désirent participer à la recherche, sous le couvert de l’anonymat. Si nous décidions de payer les gens pour avoir accès à leurs données, on changerait la relation avec le client, on changerait le produit qu’on vend. Cela deviendrait une transaction pour des données, alors que ce que nous faisons en ce moment, c’est évaluer si les données ont un potentiel commercial, puis chercher un retour là-dessus si c’est le cas. Je ne crois pas que l’industrie devrait emprunter cette voie. »

Daniel Tessier

vice-président des Centres technologiques CHEZ Génome Québec

« Mon opinion de vieux chercheur, c’est que dans un monde idéal, ces entreprises rendraient disponibles ces données en libre accès. Cela n’enlèverait rien aux individus qui ont acheté le service et qui ont obtenu les résultats de l’analyse. Ils pourraient même éventuellement bénéficier des avancées rendues possibles grâce à leurs données génétiques ! »

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