Opinion Jean-François Chicoine

Le développement de la foi

Les gens heureux se débrouillent à peu près bien sans dieu. Mais les anxieux, les colériques et les solitaires auraient avantage à être croyants pour vivre mieux… et se tenir plus tranquilles.

Avec cette rhétorique fascinante et casse-gueule, Psychothérapie de Dieu, le dernier ouvrage de Boris Cyrulnik, questionne la foi comme phénomène adaptatif à la vie quotidienne.

« Sur la planète, 7 milliards d’êtres humains entrent plusieurs fois par jour en relation avec un dieu qui les aide. »

Au Danemark beaucoup, en France, au Canada, on répertorie de plus en plus de « sans-dieu ». Mais ailleurs, souvent dans des pays pauvres, le religieux domine, progresse.

« Aux États-Unis, aujourd’hui, plus de 90 % des Américains croient en un dieu ou en un pouvoir surnaturel. » Sans doute pourrait-on y voir une passerelle entre républicains et « pays de merde ».

Jamais lu une inférence de la sorte : « Le développement de la religiosité se construit de la même manière que l’acquisition des langues. »

Vers 3-4 ans, la maturation des intuitions affectives de l’enfant lui permet de s’imprégner d’un discours familial mettant en scène un dieu protecteur. À 6-8 ans, au moment où il découvre que la mort existe, la niche sécurisante de Dieu supporte la valorisation de son âme et organise ses rapports avec la communauté. De 8 à 12 ans, l’enfant apprend à concevoir que les croyances de l’autre peuvent être différentes des siennes, à condition d’avoir grandi dans l’amour et l’instruction.

Neuropsychiatre français doué d’un immense talent de conteur, c’est d’abord comme découvreur que Cyrulnik a su transcender l’approche psychanalytique de ses pairs, sans nier l’éclairage analytique comme socle culturel d’une manière de penser le monde, et d’en oser la parure.

Ses travaux personnels sur l’occasion de voir émerger la merveille dans l’adversité, ainsi que les leçons de choses qu’il a su tirer des travaux des autres sur la résilience des mal léchés, des abandonnés et des agressés ont eu un effet extraordinairement éclairant, vivifiant même, pour ceux qui, comme moi, ont à accompagner des enfants forgés par le malheur, la détresse et la souffrance.

Dans Les vilains petits canards, Cyrulnik explore notamment les carences affectives de la Callas pour illustrer pourquoi faire naître un enfant est insuffisant quand on néglige trop de le mettre au monde. Dans Parler d’amour au bord du gouffre, il revisite la transmission intergénérationnelle des blessures de famille. Dans Autobiographie d’un épouvantail, l’auteur présente les multiples écorchures de l’existence comme autant d’occasions rêvées pour nous éviter de devenir une page blanche, et d’en mourir, des suites de notre propre platitude.

Son ouvrage Psychothérapie de Dieu, récemment sorti au Québec d’une manière confidentielle, moins pour le froid que notre frilosité collective face au sujet, risque d’explorer un terrain connu, me disais-je : celui des effets salvateurs de la prière, de la méditation ou d’une collectivité de croyants sur le stress, la mémoire, la discipline, la maladie cardiovasculaire et le bien-être des malades, des vieux et des mourants.

Il y a effectivement de cela dans la théoneurologie de Cyrulnik, mais tellement plus, je vous le confirme, dont de l’audace, comme cet aparté sur l’impossibilité pour les autistes ou les encéphalopathes de se représenter le monde invisible et d’accéder à un dieu sécurisant.

Les lecteurs qui voudraient explorer l’effet des bains de croyances en milieu dit multiculturel seront servis.

Ceux qui chercheraient des arguments neurobiologiques pour justifier les services à visage découvert en trouveront.

Enfin, ceux qui aimeraient mieux comprendre les chimères qui conduisent les djihadistes à devenir des fous de Dieu pourront revisiter les pistes déjà abordées par l’auteur au cours de ses interventions médiatiques depuis la tragédie de Charlie Hebdo.

L’effet requinquant d’une image parentale 

L’approche syncrétique que ses détracteurs lui reprochent dans ses élans de vulgarisation a permis à Cyrulnik de suivre simultanément le courant des neurosciences pour offrir des lectures compréhensibles de pathologies comme le syndrome post-traumatique des survivants à une catastrophe et les effets délétères d’un viol sur la mémoire sans souvenirs. La manière dont nous sommes entraînés à croire, ou à ne pas croire, ayant ses effets mesurables en résonance magnétique fonctionnelle sur l’ensemble de nos circuits cérébraux, c’est donc comme une conséquence de nos facultés cognitives que le « méchant Boris » aborde maintenant la religiosité.

Dès les années 80, soit une bonne vingtaine d’années avant ses consorts, l’intérêt de Cyrulnik pour l’animal en l’homme le conduit à découvrir l’importance clinique de la théorie de l’attachement de John Bowlby, fondamentale avant l’heure dans l’ensemble du monde anglo-saxon, quand il s’agit d’évaluer la qualité du lien mère-enfant ou de prendre des dispositions juridiques en protection de la jeunesse.

Dans la continuité des multiples figures d’attachement qui ont su apaiser un enfant tout au long de sa vie, ses parents, ses grands-parents, ses mentors, Cyrulnik propose scientifiquement Dieu comme une ultime figure d’attachement avec laquelle on entretiendrait un lien plus ou moins sécurisé, de la pleine confiance à la colère ou au déni.

Puis, face à l’épreuve, la protection divine serait ravivée en mémoire.

Grâce à elle, on redeviendrait le bébé qu’on était à jouir d’un compliment du genre « t’es un beau bébé », la perception intériorisée de la toute-puissance tenant de l’extase.

L’apaisement par la croyance aurait aussi un effet soulageant sur la construction de la pensée, avec un effet comparable à celui d’un texto ado-parent à 4 heures du mat’ : « Tout va bien, maman, papa viendrait-il me chercher ? »

Je les avais gardés pour la fin 

Les agnostiques et les athées peuvent se rassurer. L’homme est le seul animal capable de s’arracher à sa condition animale grâce à sa créativité. Cyrulnik élabore brillamment qu’il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour en obtenir les bénéfices sécurisants.

La découverte de l’inconnu, l’astronomie, les activités artistiques, l’archéologie, la poésie, la compétition sportive, les implications humanitaires, la philosophie, la littérature, la musique, les organisations sociales, la sacralisation de l’environnement, bref tout ce qui, au-delà de la culture du divertissement, donne du sens à l’existence est d’une importance d’autant plus cruciale quand l’éducation des enfants se tricote sans religion.

Il y a trois ans cette semaine, mon père mourait dans mes bras. Dans les semaines précédant son asphyxie, son bon ami jésuite avait partagé avec lui ses doutes sur l’existence de Dieu.

« Pas de souci, papa, tu seras mon dieu », lui avais-je dit.

Il avait souri comme jamais.

Je t’aime, mon dieu, que je t’aime !

Psychothérapie de Dieu

Boris Cyrulnik Odile Jacob Septembre 2017 

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