LE GRAND DÉBRANCHEMENT JOUR 8

iPhone, outil social total, pusher pervers…

Louis-José Houde est capable de faire quelque chose que vous et moi sommes incapables de faire. Non, je ne parle pas de faire rire et réfléchir des milliers de personnes avec des blagues d’une précision chirurgicale.

Louis-José Houde (roulement de tambour) est capable d’éteindre son téléphone intelligent.

« Je le garde fermé des jours durant, me dit l’humoriste, alors qu’il est passager d’une auto qui fait route vers la Beauce, où il allait présenter Les heures verticales, son dernier show. Je n’ai pas ce besoin-là. Et quand il est ouvert, je suis capable de me contrôler. »

LJH en a contre la chaîne invisible qui lie l’Homme numérique à son téléphone. Il évoque le mot « dépendance », lui aussi, comme tant d’autres personnes interviewées pour cette série, confiant avoir déjà quitté des soupers d’amis « devenus absurdes », tant les convives étaient plus captivés par des conversations se déroulant dans leur iPhone que celles autour de la table…

— Si je te dis « iPhone », à quoi tu penses, Louis-José ?

— À « individualisme ». À « manque de civisme ». À « fin des rapports humains »…

Il rit, puis s’empresse de préciser qu’il est dans l’hyperbole. Il nuance lui-même son irritation, vante le génie du téléphone intelligent : « Je travaille beaucoup avec des musiciens, ces jours-ci. Plusieurs utilisent des applications qui leur permettent d’être encore plus créatifs. Je sais que c’est un bel outil… »

Oui, un bel outil qui lui fait gagner du temps, à lui aussi. « Je ne sais pas combien d’heures j’ai perdu à me perdre sur les routes du Québec. Le GPS de mon téléphone m’aide à perdre moins de temps… »

Le hic, c’est que l’époque numérique a rendu acceptables des comportements qui, selon lui, ne devraient pas l’être. « Disons que tu me parles. Ton téléphone fait un bruit. Et tu cesses de me regarder ! Je comprends pas que ça passe, ce comportement, dans la société ! À quel moment est-ce que ça a commencé à passer ? »

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À la radio de CBC, hier matin, entrevue avec un journaliste américain qui a écrit un livre sur les dessous d’un fait divers survenu dans l’Utah : un jeune mormon tue deux personnes dans un accident de la route. Le policier qui mène l’enquête est certain que le jeune textait au volant, ce que ce dernier nie…

(J’aimerais vous dire de qui il s’agit, le titre de son livre, mais n’ayant pas accès à l’internet pendant mon grand débranchement qui entre dans sa huitième journée, j’y vais de mémoire…)

L’auteur s’est attardé au lien que nous entretenons avec nos appareils numériques. Pourquoi, quand nous recevons un courriel, un texto, cette urgence de répondre, de cesser tout ce qu’on fait, de s’interrompre dans le milieu d’une phrase, même si cette phrase s’adresse à Louis-José Houde ?

Chaque courriel, chaque texto stimulent subrepticement notre cerveau, disait le journaliste américain. Derrière chaque « bip » signalant un nouveau message, le cerveau perçoit la petite dose de dopamine qui l’attend en lisant le message en question.

Ça recoupe plusieurs observations de l’essai The Shallows : What the Internet Is Doing to Our Brains, dans lequel l’auteur Nicholas Carr explore l’effet sur notre cerveau – organe hautement malléable, selon les besoins – de toutes ces heures consacrées au web.

« Quand nous sommes en ligne, nous ignorons bien souvent ce qui se passe autour de nous. Le monde réel s’estompe quand nous digérons le flot de symboles et de stimuli qui entrent dans nos appareils. »

— Extrait de l'essai de Nicholas Carr

Ce n’est pas pour rien qu’en octobre 2013, Philosophie Magazine décrétait que le « smartphone » faisait partie du cercle restreint des agents de « métamorphoses radicales » de notre quotidien.

Le mensuel français donnait ainsi la parole à une foule de penseurs sur cet « outil social total », qui pousse ses utilisateurs vers « la servitude volontaire », qui nous fait passer de la société du spectacle de Guy Debord à celle « de l’information », « qui se nourrit paradoxalement de la vitalité de la conversation pour accroître le contrôle… »

Le philosophe italien Maurizio Ferraris : « Cet homme qui répond à ses mails à trois heures du matin, personne ne l’a forcé à le faire. Mais il se sent requis. Même le pape Benoît XVI s’est assujetti à cette servitude en ouvrant un compte Twitter. »

***

Quand elle a répondu à mon appel à tous sur l’ère numérique, l’animatrice et auteure Sophie Bérubé a choisi de résumer sa relation fusionnelle avec son iPhone.

« Je me réveille avec lui, je le garde tout près de moi s’il ne fonctionne pas, et bien sûr c’est la dernière chose que je vois avant de fermer l’œil, la nuit. Je passe plus de temps avec lui qu’avec quiconque. Il me garde connectée au monde et parfois m’éloigne des miens… »

Des millions de personnes auraient pu écrire ces mots…

Puis, Sophie Bérubé a cette phrase magistrale : « Il m’a à la fois rendue libre et esclave. » Je ressens jusque dans les synapses de mon cortex la justesse de ces mots. Mon « outil social total » est devenu un pusher pervers, qui me permet d’effectuer des tâches parfois essentielles, parfois futiles… Dans la même minute.

Avant de pondre cette série, j’en discutais avec des amis, lors d’un brunch. La conversation a bien sûr dévié sur ce classique du XXIe siècle qui irrite tant Louis-José Houde : les repas entre amis monopolisés par les conversations virtuelles des convives, via iPhone. J’ai alors saisi le mien et je me suis mis à pitonner…

Au bout de deux ou trois secondes, j’ai lancé à la tablée : 

— Je fais quoi, vous pensez ?

— Ben, a dit Michèle, tu regardes tes courriels…

— Non. Je paie mon stationnement.

En effet, j’utilisais l’application de Stationnement Montréal pour payer ma place, qui n’avait plus de crédits.

Autour de la table, j’ai alors senti que tout le monde comprenait mon retrait temporaire du flot de la discussion. J’ai pris la position de la prière, penché sur mon iPhone. La discussion a repris sans moi. On m’avait attribué un visa temporaire pour aller m’égarer dans le virtuel, afin d’éviter un ticket…

J’ai payé ma place de stationnement.

Et pendant que personne ne regardait, je suis allé voir si j’avais de nouveaux messages sur Facebook.

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