Montréal en retard sur les grandes villes américaines
Les citoyens qui veulent savoir qui sont les entrepreneurs qui décrochent le plus de contrats municipaux à Montréal, combien ils sont payés et s’ils respectent les délais et le budget fixé ne trouveront pas toutes les réponses dans la base de données des contrats en ligne que l’administration de Denis Coderre a lancée comme la pièce de résistance de sa révolution de la transparence.
C’est en 2015, soit plusieurs années après que d’autres villes d’Amérique du Nord ont lancé un mouvement de transparence visant à rendre publiques les informations sur leurs dépenses, que Montréal leur a emboîté le pas avec son outil de visualisation Vue sur les contrats. Mais encore aujourd’hui, le portail montréalais divulgue beaucoup moins de renseignements sur les dépenses et l’attribution des contrats que les bases de données de villes comme Chicago, New York ou Philadelphie. En fait, Montréal offre moins d’information que ce que les spécialistes jugent comme étant le minimum pour qu’une base de données soit utile.
Une enquête menée conjointement par The Montreal Gazette et La Presse a révélé hier que deux ans après la publication du rapport de la commission Charbonneau sur la corruption et la collusion dans l’industrie de la construction, la majeure partie des contrats d’infrastructure et d’ingénierie sont toujours concentrés entre les mains des mêmes acteurs. Et même si l’administration Coderre a mis en place des mesures de transparence, les renseignements sur les contrats de la Ville de Montréal divulgués dans Vue sur les contrats sont incomplets et ne concordent pas toujours avec ceux de la banque de données provinciale, le Système électronique d’appel d’offres (SEAO).
De leur côté, des villes comme New York et Chicago, en plus de mettre en ligne le montant d’un contrat et le soumissionnaire choisi, divulguent aussi le prix des soumissions non retenues, les paiements faits à des sous-traitants et le coût total du projet réalisé. On ne trouve rien de tout cela dans Vue sur les contrats.
Même le site web de la Ville de Philadelphie, Open Contract Data, qui offre moins d’options que ceux de New York et de Chicago, rend publics les 20 contrats les plus importants selon leur valeur, ainsi que l’argent dépensé à ce jour pour chaque contrat. Le site inclut aussi un top 10 des entrepreneurs et un diagramme présentant la part que chacun a reçue des sommes attribuées par la Ville.
« La transparence et la reddition de comptes commencent par des données de qualité », affirme Matti Siemiatycki, professeur au département de géographie et de planification de l’Université de Toronto. Il s’intéresse à la planification, au financement et à l’exécution des projets d’infrastructures et a publié des textes sur les stratégies à adopter par les villes pour éviter les dépassements de coûts.
La transparence est la première étape, selon M. Siemiatycki. Une base de données des contrats offre cette transparence si on y trouve des informations essentielles, comme le coût final d’un projet. Le prix des soumissions non retenues est également une donnée cruciale, ajoute-t-il.
« Qui sont les autres soumissionnaires ? Quels étaient les prix de leur soumission ? Ce que l’on cherche, c’est un mode opératoire récurrent dans les soumissions. »
— Matti Siemiatycki, professeur au département de géographie et de planification de l’Université de Toronto
Aucune ville canadienne n’offre d’autres renseignements que le nom de l’entrepreneur gagnant et le montant de sa soumission dans leurs bases de données, ajoute-t-il.
Pour Vue sur les contrats, Montréal affirme s’être inspiré du site new-yorkais CheckBook NYC, où l’on peut suivre toutes les dépenses de la Ville et de ses organismes en temps réel. Mais les ressemblances se limitent à l’aspect visuel.
CheckBook, lancé en 2010, permet au public d’effectuer des recherches par contrat, service, entrepreneur et sous-traitant. On y publie aussi des listes top 5, avec les entrepreneurs et sous-traitants qui ont reçu le plus d’argent, les principales catégories de dépenses, les contrats les plus chers et les organismes qui accordent le plus de contrats.
« C’est un outil de transparence qui permet pour la première fois au public d’avoir accès aux dépenses de la Ville au quotidien », peut-on lire sur le site CheckBook. L’information sur les sous-traitants a été ajoutée en 2015.
Le United States Public Interest Research Group a qualifié le CheckBook NYC de meilleur outil de transparence pour les dépenses gouvernementales de tous les États-Unis.
Chicago va plus loin en matière de divulgation avec sa base de données Vendor, Contract and Payment, lancée en 2003. La Ville y publie des copies des contrats et des déclarations de situations financières des soumissionnaires pour que tous puissent les examiner. La Ville offre même des ateliers aux citoyens sur la manière dont on peut utiliser la banque de données et sur les procédures d’approvisionnement.
La base de données de Chicago présente des contrats accordés par le service de l’approvisionnement de la Ville depuis 1993 pour le compte de 29 services. La société de transport et la commission du logement de Chicago ont aussi des bases de données des contrats en ligne.
Le site Vue sur les contrats de Montréal ne contient des données qu’à partir de 2012, et uniquement pour les contrats accordés par la Ville, les conseils d’agglomération et le comité exécutif de la Ville. On n’y trouve pas les contrats des 19 arrondissements ou des organismes municipaux, comme la Société de transport de Montréal. Celle-ci n’a d’ailleurs aucune base de données pour ses contrats.
« Dès le premier jour de son administration, la transparence a été une priorité pour le maire Rahm Emanuel », a affirmé, par l’entremise d’un porte-parole, Jamie L. Rhee, chef du service des achats de la Ville de Chicago. « En rendant le processus d’attribution des contrats plus transparent, on offre davantage d’information aux citoyens et aux entreprises qui souhaitent faire affaire avec la Ville. »
Chicago est en train de mettre en place un système d’approvisionnement électronique (e-procurement) afin d’éliminer le support papier des processus d’appel d’offres et de paiements. Les soumissions électroniques et l’approbation électronique de tous les documents amélioreront la conservation et la vérification des dossiers ainsi que la transparence, selon la municipalité.
Les villes de Chicago et de New York considèrent leurs bases de données de contrats comme un outil public de suivi des dépenses.
Le CheckBook new-yorkais a été créé par le bureau du contrôleur général, dont la mission, en tant que directeur financier de la Ville, est de lutter contre le gaspillage et la fraude.
La base de données des contrats de Chicago est gérée par le service des acquisitions, et les informations sont fournies automatiquement par le système électronique interne de facturation et de paiement.
De son côté, le site montréalais Vue sur les contrats est géré par le Bureau de la ville intelligente et numérique, instauré en 2014 par l’administration Coderre pour présenter le savoir-faire technologique de Montréal en offrant de nouveaux services et applications numériques.
Vue sur les contrats extrait les données des contrats et des bons de commande du système de paiement interne de la Ville, SIMON. Mais les données qui figurent dans SIMON sont entrées manuellement par des fonctionnaires, avec ce que cela comporte comme risques d’erreurs, de retards et d’omissions.
Le système extrait également de l’information des résumés qui accompagnent les résolutions du conseil de la Ville et du comité exécutif liées à l’attribution des contrats. Comme la façon de présenter les montants dans ces documents n’est pas uniforme, il n’est pas évident de les transférer dans la base. Certains inscrivent la soumission gagnante dans les événements imprévus et frais accessoires, et d’autres divisent certaines sommes.
Montréal et d’autres villes canadiennes devraient s’inspirer de Chicago et de New York, ajoute M. Siemiatycki. « Il est important de savoir qu’il existe des administrations qui divulguent beaucoup plus d’information que ce qui se fait au Canada. Certains diront qu’il s’agit de renseignements exclusifs ou confidentiels. Mais si on observe ce qui se fait ailleurs, on voit qu’il est possible de respecter l’industrie, de continuer à recevoir des soumissions tout en rendant des informations publiques, de manière à créer un mécanisme de reddition de comptes. »