Chronique

Faire la paix

Pourquoi cette année ? On n’aurait pas pu attendre l’an prochain ou l’année suivante ? Je me posais ces questions, hier matin, en lisant le texte de ma collègue Véronique Lauzon sur le prix de l’Artiste pour la paix 2019 décerné à Robert Lepage.

Quelques mois après les vives polémiques entourant les spectacles SLĀV et Kanata, cette récompense remise par l’organisme Les Artistes pour la paix (APLP) peut certainement être interprétée comme un camouflet donné aux détracteurs de l’homme de théâtre.

Or, André Michel, président de l’APLP, a déclaré à ma collègue qu’il ne voulait pas parler de la controverse. « J’ai dit à tout le monde que je ne voulais pas entendre les mots SLĀV et Kanata », a-t-il dit, avant d’ajouter : « Nous ne sommes pas intéressés à relancer un débat qui a été fait. » En êtes-vous bien sûr ? Quand on veut éviter la circulation, on ne traverse pas le pont à l’heure de pointe…

Je réfléchissais à la stratégie de l’APLP en me rendant à sa remise de prix hier. Tout est question de « timing », comme disent les Suisses. Les Artistes pour la paix récompensent chaque année, depuis trois décennies, des artistes dont « l’art et l’action favorisent la paix et la justice sociale ». 

Est-ce que, dans la dernière année, l’art de Robert Lepage a particulièrement favorisé la paix et la justice sociale ? Poser la question, comme le veut le cliché, c’est y répondre.

Alors pourquoi remettre ce prix à ce moment-ci ? J’ai posé la question à Robert Lepage. « Il faudrait le demander à ceux qui me remettent le prix », m’a-t-il répondu en riant. Quand on cherche la paix, on n’appelle pas le conflit. Est-ce bien à propos ? N’y a-t-il pas là une forme de provocation ? « Pourquoi on provoquerait ? On est pour la paix ! », m’a répondu du tac au tac André Michel lorsque je lui ai posé la question.

Ce n’est pas tout d’être pour la paix. Encore faut-il agir en ce sens. La paix est aussi question de diplomatie. André Michel affirme qu’il préfère « regarder vers l’avant » et qu’il aurait été hypocrite de remettre ce prix à Robert Lepage à une date ultérieure. On devine, entre les lignes, qu’il y a eu divergence d’opinions au sein du conseil d’administration au moment de choisir le lauréat cette année.

André Michel, un artiste peintre d’origine française qui a consacré l’essentiel de ses 50 ans de carrière à mettre en valeur les communautés autochtones du Québec, a tenu à rappeler que Robert Lepage avait, dans le passé, fait appel à des comédiens autochtones dans ses pièces. On le comprend de vouloir rétablir la réputation quelque peu mise à mal de cet homme de théâtre exceptionnel, qu’il côtoie depuis plusieurs années. Michel semble vouloir réparer l’offense qui aurait été faite – selon certains – à Lepage. Mais il s’y prend mal, à mon avis.

Pourquoi décerner un prix, dont la portée est aussi symbolique, si c’est pour taire les motifs et les circonstances qui l’entourent ?

Ce n’est pas une coïncidence si cette récompense a été remise à Robert Lepage l’année même où un certain manque de sensibilité – qu’il a lui-même reconnu – a créé autant de remous. Mieux vaut en prendre acte. C’est du reste ce qu’a fait Lepage lui-même en n’éludant pas la question hier.

« Il nous arrive parfois d’être maladroit, il nous arrive parfois de trébucher et il nous arrive parfois de faire de mauvais choix », a-t-il déclaré au moment de cueillir son prix. « La paix, ça commence par la conciliation. Et la conciliation, ça appartient finalement à des gens comme moi, qui ont les moyens, qui ont les ressources, qui ont la notoriété et l’oreille du public. J’ai appris cette année que c’était à moi de faire les premiers pas. La conciliation, c’est aussi comprendre l’autre. Et pour comprendre l’autre, il faut parfois jouer l’autre. C’est ça, tout le débat en ce moment. »

Plus tôt, en entrevue, Lepage confiait que cet épisode l’avait conscientisé à plusieurs aspects de la création auxquels il n’avait pas eu à réfléchir. « Ce n’est pas un débat local. C’est un débat international. Il y a des Noirs qui se font refuser des rôles parce qu’ils ne sont pas assez noirs. C’est très complexe. Je me suis fait plein d’amis, cela dit – je ne veux pas faire le faux pacifique ! – dans la communauté autochtone, dans la communauté noire, cette année. Parce que ça a ouvert un dialogue. »

À l’image de l’artiste qu’il est, Robert Lepage a le don de nourrir son travail et ses réflexions de ces revers, qu’il perçoit comme des occasions de… faire la paix. « J’ai 61 ans maintenant et j’ai accepté qu’un artiste doit trouver sa sagesse, qu’il se responsabilise, qu’il réfléchisse à ce qu’il a toujours pris pour acquis. La liberté de parole, qu’est-ce que ça veut dire dans le monde dans lequel on vit maintenant ? La liberté d’expression, qu’est-ce que c’est ? Ça va prendre du temps avant que je tire toutes les conclusions qu’il faut en tirer, mais pour moi, ç’a été une année très positive, malgré tout. » 

« Je suis plutôt heureux d’avoir été au milieu d’un paquet de controverses. Je pense que ça a suscité des débats et des discussions importants. »

— Robert Lepage

Le metteur en scène a en effet, malgré lui, joué un rôle d’éveilleur de consciences, ces derniers mois, en permettant à tous ceux qui, des groupes minoritaires, ont élevé la voix, d’être enfin entendus. « La nature humaine est très complexe, dit-il. Et c’est notre métier à nous d’essayer de la comprendre. Personnellement, ça soulève plein de questions. Il y a beaucoup de choses auxquelles je trouve des réponses et beaucoup d’autres choses auxquelles je n’ai pas encore trouvé de réponses. »

C’est lorsque Robert Lepage a enfin pris la parole, au terme d’une cérémonie de plus de deux heures dans l’Atrium de l’édifice Gaston-Miron – où sont gravés les noms de Corneille, Racine, Goethe, Dante ou encore Shakespeare –, que j’ai pris la pleine mesure de ce que signifie ce prix pour lui.

« Je ne vous cacherai pas que c’est un baume après une année tumultueuse, pour ne pas dire explosive », a-t-il déclaré à la cinquantaine de personnes présentes. Puis il a parlé de l’inventeur de la dynamite, Alfred Nobel, qui était convaincu que son invention apporterait la paix en rapprochant les peuples, grâce au dynamitage et aux nouveaux chemins de fer. Il ajouté, en riant : « Même quand on a de très bonnes intentions, on peut foutre le bordel ! »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.