À votre tour

Si différents et pareils à la fois

Un jour, à l’occasion de l’examen médical obligatoire pour l’immigration de mes deux fils ramenés de l’étranger, le médecin, un homme au regard méprisant, a inscrit sur chacun des deux formulaires, au feutre noir gras, en lettres capitales immenses : « Sévèrement handicapé ».

C’était comme si tous les renseignements contenus dans les formulaires n’avaient plus aucune valeur. Le message était clair : pour le fonctionnaire à qui était destiné le rapport, seul ce jugement devait compter. Désormais, mes fils étaient considérés comme des « fardeaux excessifs » pour la société canadienne.

Il aura fallu plus de quatre ans d’appels et de recherches d’appuis pour qu’enfin ils puissent devenir citoyens canadiens. Même si j’en suis toujours aussi reconnaissant, je crois que mes fils n’auraient jamais dû avoir à vivre un tel mépris en raison de leur état.

Tous les deux présentent une déficience intellectuelle relativement importante. Ils ont été abandonnés à la naissance dans des circonstances différentes. Ils ont eu la chance d’être confiés à des organismes d’adoption leur assurant dignité et respect. Ceux-ci ont cherché pour eux une famille aimante. Comme n’importe quel enfant, les nôtres ont reçu le meilleur, mais ont connu aussi les fragilités de leurs parents adoptifs. Ils ont développé leur potentiel en se sentant en sécurité au sein d’une grande famille. Ils sont heureux, comme la plupart des gens, différents et pareils.

UNE RECONNAISSANCE... TEMPORAIRE

Chaque année, dans le cadre de la Semaine de la déficience intellectuelle, on se plaît à mettre en valeur les réalisations et les histoires heureuses qui concernent ces personnes dont le handicap occasionne généralement des regards inquiets et qui sont, encore aujourd’hui, parfois victimes de discrimination. 

Lorsqu’elles peuvent naître et évoluer dans un milieu favorable, nous voyons alors se produire des réussites émouvantes. Récemment, nous avons eu l’occasion de nous en faire raconter : un groupe punk rock de trisomiques finlandais en finale de l’Eurovision ; des actrices et acteurs dans tel film ou telle série télévisée ; un autiste de haut niveau ayant permis à un groupe de recherche de faire telle découverte, etc.

Mais pour le reste de l’année, ceux-ci retomberont dans leur anonymat et leur effacement de la vie sociale. On aura recours aux associations, aux services d’adaptation scolaire et aux centres de réadaptation pour continuer les efforts d’intégration. Comme pour les femmes, les autochtones, les personnes homosexuelles et les autres groupes qui font l’objet de discrimination, une journée ou une semaine de sensibilisation ne fait que réveiller un peu les consciences. On se dit alors : « Ah oui ! C’est vrai, ils existent aussi. » Et puis on retourne à notre vie.

Plutôt que de les considérer comme des fardeaux ou des personnes au potentiel limité, je préfère voir leur force spécifique et ce en quoi ils nous ressemblent. 

Leur force, c’est de savoir vivre, mieux que nous, en assumant leur unicité, leur différence, car c’est cette image que nous leur renvoyons au quotidien. Notre ressemblance est plus subtile. Il s’agit de notre vulnérabilité. Tous les humains naissent dans une dépendance désarmante. Ils meurent le plus souvent dans une fragilité tout aussi dépouillée. Entre les deux, ils se démènent pour cacher ce caractère vulnérable. C’est dans cet intervalle que se joue le jeu des masques.

Les personnes présentant une déficience intellectuelle sont moins performantes que nous pour cacher leur vulnérabilité. C’est pourtant là tout le sens de leur existence, car à leur tour, elles sont le miroir de ce que nous sommes, au fond : des êtres dont le cœur est constamment blessé et qui ont besoin des autres pour être réparé… Le mien est en bonne voie de l’être, grâce à mes fils, et je m’efforce de ne pas trop l’emmurer de nouveau.

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