Chronique

Le cœur des Syriens

Le 3 juillet au soir, rue Saint-Paul, à Saint-Ubalde, un camion de déménagement a démarré en direction de la ville. La maison prêtée par Margot Moisan aux Syriens était vide. Le camion était plein. Et les cœurs, tous chavirés. Près d’un an et demi après avoir accueilli « leurs » Syriens, les parrains et les marraines de Saint-Ubalde, émus et fiers, pouvaient dire « mission accomplie » en voyant leurs protégés rouler seuls vers une nouvelle vie.

La voix de Loraine Denis, membre du comité de parrainage de ce village de 1400 habitants situé entre Québec et Trois-Rivières, se brise en évoquant le moment où elle a serré Evlyne et Hani dans ses bras pour leur souhaiter bonne route. « On ne pensait pas qu’on serait aussi émus… Mais c’est une histoire d’amour, cette histoire-là. »

Originaires de Damas, Evlyne, Hani et Lamitta, dont je vous ai déjà raconté l’histoire, étaient arrivés à Saint-Ubalde une nuit d’hiver 2017, fuyant la guerre en Syrie. Seize mois plus tard, un soir de canicule, ils sont partis pour Laval, reconnaissants à jamais d’avoir eu sur le chemin de leur exil de tels anges gardiens.

Avant de partir, Evlyne et Hani ont remis aux membres du comité de parrainage une carte soulignant le rôle précieux de chacun dans cette belle histoire d’accueil. Sur la carte, une mosaïque souvenir rappelant chaque étape de cette magnifique aventure. Et, au centre, ces mots qui viennent du cœur : « Merci beaucoup, on vous aime. »

Ils étaient arrivés au village à trois. Ils sont repartis à quatre, avec leur bébé né à Saint-Ubalde. Mais c’est comme s’ils repartaient à mille, emportant avec eux tout l’amour que le village leur a donné.

« Il y avait de la tristesse. Mais dans la tristesse, il y avait aussi de la joie. Un peu comme quand nos enfants ont quitté leur patelin pour aller au collège et à l’université. »

— Loraine Denis, membre du comité de parrainage

Les réfugiés syriens étaient prêts à poursuivre leur route pour réaliser leurs rêves. Comme des enfants devenus grands qui quittent le nid familial.

Evlyne est aussi émue que Loraine en évoquant ce nouveau départ. Les gens de Saint-Ubalde sont devenus une deuxième famille. « Nous aussi, on était tristes. Je m’ennuie d’eux… » La cérémonie d’adieux lui en a rappelé une autre. « Les premiers adieux, c’était lorsque j’ai dû quitter ma famille en Syrie. Les deuxièmes adieux, c’était avec Saint-Ubalde. C’était le même sentiment. »

Malgré les 200 km qui séparent Laval de Saint-Ubalde, le fil qui unit Evlyne et Hani à leur village d’accueil reste très solide. Et la petite Lamitta n’a pas oublié qu’elle y a plusieurs grands-mères adoptives. « Au début, lorsqu’on est arrivés à Laval, elle disait toujours : “Je veux aller chez Loraine ! Je veux aller chez Johanne !” Il y a deux semaines, on est retournés à Saint-Ubalde. Elle était tellement contente ! »

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Certains verront dans le départ des Syriens de Saint-Ubalde un signe d’échec du projet d’accueil. Mais c’est mal comprendre l’objectif du programme de parrainage privé de réfugiés, qui n’est pas un programme de régionalisation de la main-d’œuvre immigrante.

Dès le départ, en choisissant d’accueillir pour un an une famille de Damas fuyant la guerre, les gens de Saint-Ubalde savaient très bien qu’il était possible qu’elle parte un jour pour la ville. Leur objectif était de bien la recevoir et de lui donner les outils nécessaires à son intégration. « Quand tu veux donner un nouveau pays et une nouvelle liberté à des gens, tu ne les attaches pas ! », dit Gilles Pellerin, diacre du village, qui a eu l’idée de ce projet en novembre 2015, inspiré par un message du pape invitant chaque paroisse à parrainer une famille de réfugiés.

Bien sûr, le village s’est attaché à ses Syriens et aurait été heureux qu’ils restent dans la région. Mais jamais il ne se serait permis d’exiger d’eux ce qu’il n’exige pas de ses propres enfants, souligne Gilles Pellerin.

« C’est la vie ! Moi, j’ai trois enfants et ils ne sont pas à Saint-Ubalde. Je les comprends. Leur travail est ailleurs. »

Pour Evlyne et Hani, les perspectives professionnelles semblaient meilleures en ville. Il y avait aussi le fait que le frère de Hani, dont la famille a été parrainée en même temps à Pont-Rouge, à 70 km de Saint-Ubalde, voulait aussi tenter sa chance à Laval, où résident déjà des cousins.

Evlyne et Hani auraient pu continuer à bénéficier gratuitement de la maison au centre du village que Margot Moisan leur avait généreusement prêtée. Mais ils sentaient le besoin de voler de leurs propres ailes.

Diplômée en communication, Evlyne était animatrice d’une émission matinale en Syrie, sorte de version syrienne de Salut bonjour. Hani était représentant commercial. Tous les deux savent qu’ils doivent faire le deuil de leur vie passée et envisager de nouvelles avenues. Après avoir suivi avec succès des cours de français à Donnacona, ils continuent de faire de la maîtrise de la langue leur priorité, en poursuivant la francisation à temps plein à Laval. Hani a décroché un travail le week-end dans une entreprise d’installation de chauffage. Evlyne, plus avancée en français, car elle avait déjà fait des cours en Syrie, aimerait retourner à l’université une fois la francisation terminée.

« C’est heureux qu’ils se sentent assez forts pour aller vers leurs rêves. C’est le signe que le parrainage est réussi », observe la cinéaste Nadine Beaudet, qui a coréalisé le film La maison des Syriens racontant la longue attente et les efforts du comité d’accueil de Saint-Ubalde.

L’histoire d’accueil n’est pas terminée pour autant dans la région. Inspiré par Saint-Ubalde, un comité formé de gens de Deschambault-Grondines, Saint-Casimir et Saint-Alban, dont fait partie la cinéaste, a été mis sur pied pour parrainer les parents d’Evlyne et son frère.

En allant présenter La maison des Syriens aux quatre coins du Québec, Nadine est heureuse de voir que le film contribue à déconstruire des idées reçues. « Les gens, surtout en ville, sont toujours étonnés de voir qu’il y a de l’accueil en région. »

Quant au public des régions, il est toujours très curieux d’en apprendre davantage sur le processus de parrainage de réfugiés, qui demeure méconnu. « Je crois que le Québec est fondamentalement accueillant. Et que les gens qui ont peur n’ont juste pas eu la chance de s’asseoir à la même table que des gens qui viennent d’ailleurs. »

Le départ des Syriens de Saint-Ubalde ne ternit en rien la valeur du projet d’accueil. « Tout ce parcours qui a été fait pour s’ouvrir encore plus à l’autre, ce n’est pas perdu. Ces traces-là, ça reste pour toujours et c’est beau. »

On peut sortir des Syriens de Saint-Ubalde. Mais on ne pourra plus sortir Saint-Ubalde du cœur des Syriens. Ni sortir les Syriens du cœur de Saint-Ubalde.

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