Littérature

Serge Bouchard, être d’amour

Dans L’allume-cigarette de la Chrysler noire, l’anthropologue Serge Bouchard raconte ce qui l’a construit : ses parents, son amour de la nature, son appétit pour la vie… Un recueil d’une soixantaine de chroniques teintées de nostalgie qu’il a d’abord lues à l’émission C’est fou…, sur ICI Première. Rencontre avec un homme qui nous parle d’amour malgré le côté sombre de notre époque.

Quand on lit ces chroniques, on comprend d’où vous venez, on découvre vos racines.

Mes meilleurs textes sont dans la réminiscence. On pourrait évoquer bien des raisons, comme mon âge, mais j’ai toujours été comme ça. Je suis comme une charrue qui emporte toute sa vie en avant.

Je ne m’étais pas aperçu que je parlais autant de mon père et de ma mère dans mes chroniques. C’est François Ricard qui a fait le choix et l’arrangement des textes. Le recueil transporte les mêmes dimensions que mes autres livres : la nature, la justice, l’amour. J’ai l’impression que tout s’est fixé quand j’étais jeune.

Vous avez eu une enfance heureuse ?

Je le dis souvent : j’ai été élevé dans un milieu favorable et heureux. Un seul arbre pouvait me faire passer tout un été. C’est quelque chose, tomber amoureux d’un arbre ! Bien avant que les gens se mettent à les embrasser, quand j’étais petit, je faisais ça [rires]. J’ai détesté l’école, mais je n’en ai pas fait un drame. Ça ne m’a pas détruit. J’ai été heureux grâce à ma curiosité, à mon émerveillement. Et le livre traduit ça.

D’où vous vient cette prédisposition au bonheur ?

C’est l’héritage de mon père. Il disait : « Sois heureux, comme que t’es, où ce que t’es, avec ce que t’as. » C’est la meilleure façon ! Il était chauffeur, il a été exploité, mais il a échappé à l’exploitation parce qu’il n’était même pas dans le char quand il chauffait. Il avait créé un monde dans sa bulle, et ça lui a permis de s’échapper. Je ne m’en étais pas aperçu, mais mon père autorisait la poésie.

Vos parents s’aimaient ?

Mes parents ont été ensemble toute leur vie. On ne peut pas les imaginer PAS ensemble. Et oui, ils s’aimaient. Ma mère me l’a dit quand elle était vieille, à 92 ans. Elle détestait les hommes pour mourir. C’était une féministe avant l’heure, pour les bonnes raisons. Quand elle disait : « J’haïs les hommes », elle parlait de leur pouvoir, comme le boys club de Martine Delvaux. Elle nous racontait ça dans les années 50 ! Elle n’aimait pas les gens, mais elle a aimé mon père. Elle avait besoin d’un homme comme lui. Ma mère, c’était une tragédie et mon père, une grande comédie.

Ils ont été un modèle pour vous ?

Si j’étais prétentieux, je dirais que je suis un être amoureux, que c’est ce qui me définit. J’ai beaucoup donné d’amour et j’en ai énormément reçu.

Il faut aimer comme on aime la vie, la nature, les gens… Moi, j’ai choisi mon camp, mais ce camp implique la douleur. Tu ne peux pas toujours gagner, tu vas perdre aussi. Je suis bien placé pour le savoir. Quand j’ai perdu ma première femme, j’ai beaucoup souffert. Je l’ai écrit plusieurs fois dans mes livres : aimer, c’est exposer son cœur, le mettre sur la table. Donc mon conseil, c’est de ne pas aimer. Jamais [sourire en coin]. Parce que ça fait trop mal…

Il y a aussi chez vous un immense amour pour la nature…

Je suis tombé amoureux du territoire québécois, du paysage, de la vallée laurentienne, des subtilités de toutes les régions que j’ai archi-arpentées. J’aime les formations géologiques, le précambrien, les affleurements. Ça me fait le même effet qu’une cathédrale de 500 ans…

À une certaine époque, j’avais des rendez-vous avec une épinette sur le coin d’un lac, en Abitibi. Je la saluais chaque fois. C’est pas donné à tout le monde d’avoir un rendez-vous avec une épinette. Faut être fou, mais c’est le bonheur !

Les femmes ont-elles aussi contribué à faire de vous l’homme que vous êtes devenu ?

J’ai été élevée par des femmes, je suis la création de femmes. Ma mère, d’abord, qui m’a aimé jusqu’à ses 93 ans. Puis ma première femme, qui m’a discipliné. Je l’ai déjà écrit, je n’aurais jamais terminé ma thèse de maîtrise sans elle. Elle m’a montré la perfection, la fidélité à son travail. Puis Marie-Christine [Lévesque, sa compagne et complice professionnelle]. Elle m’a pris dans un moment difficile de ma vie, m’a remoulé, replacé. Et elle apportait la dimension artistique : c’est une femme de mots, de lettres. Je suis la fabrication de ces trois femmes-là, et je le dis avec beaucoup de fierté.

Quand j’ai entendu Martine Delvaux finir son entrevue à Tout le monde en parle en disant : « Vous me regardez comme une féministe enragée, arrêtez ! Tout ce qu’on veut, nous, c’est de l’amour ! », j’ai trouvé ça magnifique…

L’allume-cigarette de la Chrysler noire

Serge Bouchard

Boréal

248 pages

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