plateformes numériques

Des « ententes » plutôt qu’une taxe

Pas de « taxe Netflix », mais Ottawa a conclu une entente de 500 millions avec le service de diffusion en continu et compensera la diminution du financement dans la production télé au pays. Dans la révision de sa politique culturelle annoncée aujourd’hui, le gouvernement Trudeau ajoutera aussi 25 millions par année pour l’exportation des œuvres canadiennes. Les médias d’information ne doivent toutefois pas s’attendre à un plan de sauvetage.

Un dossier de Vincent Brousseau-Pouliot

Ottawa compensera l’absence de « taxe Netflix »

Au lieu d’imposer une « taxe Netflix », le gouvernement Trudeau a choisi de compenser lui-même la diminution du financement par les distributeurs télé au Fonds des médias du Canada. Ottawa signera aussi des ententes individuelles avec les géants du web comme Netflix, en vertu desquelles ceux-ci devront investir en production au Canada. Netflix pourra en outre continuer d’éviter la TPS sur ses abonnements au Canada.

Le gouvernement Trudeau annoncera aujourd’hui sa nouvelle politique culturelle fédérale, après 16 mois de consultations. Ottawa aura-t-il en poche une entente de financement avec Netflix ? « J’aurai l’occasion d’annoncer des bonnes nouvelles [aujourd’hui] », a dit la ministre du Patrimoine canadien Mélanie Joly, en entrevue à La Presse.

Selon La Presse canadienne, Netflix consacrera au moins 500 millions de dollars au cours des cinq prochaines années à des projets provenant de producteurs canadiens.

« On a entendu l’anxiété dans le secteur de la production. […] La solution, c’est que le gouvernement va augmenter sa part [du financement dans le Fonds des médias du Canada]. […] Le gouvernement est là pour soutenir la production. On veut sécuriser le secteur de la production, c’est ce qu’on vient de faire  », a dit la ministre Joly en entrevue à La Presse.

Au contraire de Netflix, les distributeurs télé consacrent environ 5 % de leurs revenus au financement de productions canadiennes, notamment par le Fonds des médias du Canada. Le gouvernement du Québec, le maire de Montréal Denis Coderre, le président et chef de la direction de Québecor Pierre Karl Péladeau ainsi qu’un regroupement de 270 artistes incluant le réalisateur Xavier Dolan ont demandé l’instauration d’une « taxe Netflix » pour financer la production. Ottawa n’a pas suivi cette voie.

« Ça va être le citoyen qui va payer cette taxe-là, on a toujours dit qu’on ne va pas augmenter les taxes. »

— La ministre Mélanie Joly

Pour combler le financement à la baisse des distributeurs télé – les revenus diminuent en raison de l’émergence des géants du web comme Netflix –, le gouvernement Trudeau s’engage à compenser la diminution de leurs contributions au Fonds des médias du Canada à partir de l’année 2018-2019. 

À titre d’exemple, les contributions des distributeurs télé ont diminué de 15,2 millions en 2017-2018. Ottawa s’engage donc à compenser toute perte future à partir de 2018-2019, mais pas les pertes passées (les cotisations des distributeurs télé ont diminué de 32 millions depuis quatre ans). 

Le gouvernement fédéral contribue déjà pour 134 millions par année au Fonds des médias du Canada, soit environ 38 % du budget de 349 millions en 2017-2018. Cette contribution est gelée à 134 millions depuis 2010-2011.

Des « investissements significatifs »

La ministre Joly dit s’attendre « à des investissements significatifs » de la part de Netflix et des autres géants du web dans la production culturelle canadienne. « On veut s’assurer que nos plateformes numériques [comme Netflix] participent au système pour s’assurer d’avoir une meilleure équité », a soutenu la ministre Joly, qui veut « s’assurer d’avoir du nouvel argent dans le système » et « du contenu canadien sur ces plateformes ».

Le gouvernement Trudeau dit avoir privilégié des ententes individuelles à la « taxe Netflix » avec les géants du web en raison de l’impact pratique des lois canadiennes sur leurs activités. « On a étudié plusieurs juridictions, et l’enjeu, c’est à quel point la législation peut avoir de l’impact alors que ces entreprises ne sont pas canadiennes », a affirmé la ministre Joly.

« On a décidé d’avoir cette approche-là parce que peu importe la législation, on sait que la législation ne pourrait pas avoir l’impact que nous voulons alors que ce n’est pas au sein de notre juridiction. »

— La ministre Mélanie Joly

Par la même occasion, le gouvernement Trudeau annonce qu’il ne fera pas de changements à l’application de la TPS à Netflix : Ottawa ne demandera pas à Netflix de percevoir cette taxe sur ses abonnements au Canada. « Non, la TPS ne s’appliquera pas à Netflix, parce qu’on a dit qu’on n’augmenterait pas les taxes sur les gens », a confirmé la ministre Joly. 

La TPS s’applique sur les services numériques des entreprises canadiennes comme Club illico, Tou.tv EXTRA et Crave TV. Le gouvernement du Québec et plusieurs experts en fiscalité estiment que Netflix devrait aussi percevoir la TPS sur ses abonnements au Canada.

Politique culturelle canadienne

La réforme Joly en bref

Pas de « taxe Netflix », mais des ententes individuelles avec les géants du web comme Netflix en vertu desquelles ceux-ci garantiront un quota de production au pays.

Ottawa comblera la diminution des contributions des distributeurs télé au Fonds des médias du Canada, qui subventionne les productions télé, à partir de 2018-2019.

Le Fonds des médias du Canada sera appelé à financer la prise de risque et les scénarios au petit écran, au lieu de seulement financer les projets finaux de séries télé.

Ajout de 125 millions en cinq ans pour l’exportation des œuvres culturelles canadiennes par l’entremise du nouveau Fonds d’exportation pour les industries créatives.

Toute aide future aux médias d’information sera centrée sur le contenu local, la transition vers le numérique et le respect de l’indépendance journalistique.

Modification du mandat de Radio-Canada afin que la société d’État diffuse davantage de contenu canadien sur ses plateformes numériques.

Réduction des délais pour l’obtention du crédit d’impôt fédéral pour la production de séries télé et de films canadiens, notamment par l’entremise d’un projet-pilote avec Téléfilm Canada.

Examen du mandat du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications (CRTC) et de Radio-Canada en vertu de la Loi sur la radiodiffusion, ainsi qu’un examen de la Loi sur les télécommunications.

Soutien aux « hubs créatifs » comme la Société des arts technologiques à Montréal, qui pourront compter sur une partie des 300 millions sur 10 ans prévus dans le dernier budget fédéral pour financer des espaces culturels.

Examen de la Loi sur le droit d’auteur.

Augmentation du financement des projets culturels autochtones.

Les médias d’information mordent la poussière… pour l’instant

Le gouvernement Trudeau n’entend pas mettre en œuvre un « plan de sauvetage » pour les médias d’information du pays. « Notre approche, c’est d’appuyer la transition numérique. Nous ne voulons pas soutenir des modèles d’affaires qui sont déficitaires », a dit la ministre du Patrimoine canadien Mélanie Joly, en entrevue à La Presse.

Dans le cadre des consultations menées par Ottawa, une coalition de 800 journaux a demandé une aide annuelle de 350 millions au gouvernement Trudeau, dont 175 millions pour un fonds visant à payer 35 % des salaires des journalistes. 

Cette proposition de payer une partie des dépenses journalistiques a été écartée par Ottawa. « On ne va pas sauver des entreprises qui ont un modèle d’affaires qui n’est pas soutenable. Ce qu’on a à faire, c’est de soutenir la transition vers le numérique et l’innovation », a indiqué la ministre Joly à propos de cette demande des médias d’information d’assumer environ 35 % des dépenses journalistiques.

Aujourd’hui, la ministre Joly annoncera plutôt un partenariat entre Facebook et l’Université Ryerson, en Ontario, pour créer le premier incubateur de nouvelles numériques au pays. Google doit aussi s’engager à favoriser les abonnements numériques des médias canadiens.

Outre une mesure mineure qui concerne les magazines et journaux communautaires, le gouvernement Trudeau n’annoncera pas aujourd’hui de mesures pour aider les médias d’information. Il poursuivra les discussions avec l’industrie des médias, possiblement en vue du prochain budget fédéral. Mais la ministre Joly annonce toutefois ses couleurs : toute aide fédérale sera centrée sur le contenu local, la transition vers le numérique et respectera le principe d’indépendance journalistique. 

« On veut s’assurer de soutenir le journalisme, mais en même temps, de respecter l’interdépendance journalistique. […] On est comme à mi-parcours, […] il va y avoir beaucoup d’autres nouvelles, parce que le travail se continue. »

— La ministre Mélanie Joly

Ottawa modifiera la formule de calcul du Fonds du Canada pour les périodiques, un fonds de 75 millions par an qui distribue de l’argent aux magazines, périodiques et journaux communautaires du pays. La nouvelle formule de calcul tiendra compte des exemplaires numériques, en plus des exemplaires papier.

Plus de contenu canadien

Le gouvernement Trudeau entend aussi modifier le mandat de Radio-Canada afin que le radiodiffuseur public diffuse davantage de contenu canadien sur ses plateformes numériques. La ministre Joly estime que Radio-Canada doit « aussi participer au développement de la marque Canada ici, mais partout à travers le monde ».

« On veut renforcer le mandat de Radio-Canada, a précisé la ministre Joly. Pour nous, Radio-Canada devient la plateforme pour soutenir et promouvoir le contenu canadien au pays et partout à travers le monde. C’est sûr qu’il y a des grilles à la télé et à la radio, mais dans un contexte de plateformes numériques, Radio-Canada peut soutenir des films comme elle le fait rarement, des documentaires, des émissions pour enfants. L’espace pour le contenu devient illimité. C’est pour ça qu’on veut renforcer le mandat de Radio-Canada à ce sujet-là. »

Durant les consultations tenues par le gouvernement Trudeau, Radio-Canada avait proposé d’éliminer sa publicité sur ses chaînes de télé et sur ses sites web (il n’y a déjà pas de publicité à la radio) – ce qui aurait coûté 318 millions par an. 

Ottawa n’a pas retenu cette option et ne semble pas avoir d’intérêt pour cette idée dans l’avenir. « Ce que j’ai annoncé, c’est qu’on allait renforcer notre radiodiffuseur public, qu’on allait s’assurer de mettre l’accent sur les nouvelles locales, le contenu canadien et la transition vers le numérique », a simplement réagi la ministre Joly. 

Le processus de révision du mandat de Radio-Canada se fera à l’intérieur de la révision de la Loi sur la radiodiffusion.

Politique culturelle du Canada

Du soutien pour la prise de risque à la télé

Il y a de l’argent frais pour exporter les œuvres culturelles canadiennes. Mais dans le cadre de sa révision de la politique culturelle fédérale, le gouvernement Trudeau veut encourager la prise de risque au petit écran – et commencera donc à financer les scénarios.

Davantage de risques

Soit, Ottawa subventionne les séries télé. Mais la ministre du Patrimoine canadien Mélanie Joly veut que les programmes de subventions fédéraux prennent plus de risques et financent les scénarios de séries télé, au lieu de financer seulement un projet final. « Présentement, il n’y a pas d’argent dans le système pour soutenir le développement de scripts [à la télé], dit la ministre Joly. […] Ce qu’on demande au Fonds des médias du Canada, c’est de soutenir le développement de scripts, la prise de risque. On sait qu’on a des Xavier Dolan, Jean-Marc Vallée et Denis Villeneuve qui sont extraordinaires. Avant de se rendre là, il a fallu qu’ils fassent leurs classes pour développer leur talent, c’est exactement ce qu’on veut faire, s’assurer qu’on soutienne la prise de risque, qu’on puisse soutenir les bonnes idées. »

125 millions

Ottawa consacrera aussi 125 millions sur cinq ans (25 millions par an) d’argent frais à l’exportation d’œuvres culturelles canadiennes. Cet argent sera investi à partir de 2018 par le truchement du nouveau Fonds d’exportation pour les industries créatives. « On croit que c’est un secteur qui a énormément de potentiel, qui peut croître, dit la ministre Joly. Il va croître par le fait que nos PME vont développer de nouveaux marchés, on est convaincus qu’on peut faire d’autres Cirque du Soleil et d’autres Robert Lepage, on a réinvesti dans notre premier budget pour réengager des diplomates culturels, des spécialistes dans différents marchés clés à Paris, New York, Londres, Shanghai. »

Mission culturelle

Le gouvernement Trudeau veut aussi organiser la première mission culturelle du Canada à l’étranger. « On est convaincu de pouvoir jouer un rôle » comme gouvernement, indique la ministre Joly, qui se dit « convaincue » que le Canada est « un leader [mondial] en matière d’industries créatives ».

Conférence J-Talk

Quel avenir pour le journalisme ?

Dans un paysage médiatique en profonde mutation, les salles de rédaction souffrent. Leurs revenus fondent et les emplois disparaissent. Quelles seront les prochaines étapes ? Les grands noms des médias québécois réunis hier à l’Université Concordia ont tenté de répondre à cette question lors d’un forum organisé par la Fondation pour le journalisme canadien. Une constatation : il faut en parler plus parce que la population ne se doute pas de la gravité de la situation.

Des pistes de solutions

« Les Google et Facebook ont été très bons pour quantifier le nombre de lecteurs et monétiser le nombre de clics. Notre pari, c’est que la qualité de la relation avec nos lecteurs peut être monétisée, parce que la confiance est là. C’est un trip à trois avec les annonceurs, les lecteurs et les médias. L’annonceur paie avec des bons d’achat et les lecteurs achètent ses produits. »

— Alexandre Taillefer, propriétaire de L’actualité

« Deux dollars sur trois en publicité numérique vont chez Google. Pour nous, l’avenir, c’est le modèle des abonnements. On fait le pari que nos lecteurs vont nous suivre et jusqu’à maintenant, ils nous suivent. »

— Brian Myles, directeur du quotidien Le Devoir

« Le modèle d’avenir est relativement simple. Il s’agit d’avoir une plateforme performante et de le démontrer aux annonceurs. Le problème, c’est que le coût de transformation est élevé. »

— Guy Crevier, éditeur de La Presse

« On propose de se retirer du marché publicitaire, qui nous rapporte 250 millions par année. On pourrait devenir un producteur de contenus comme La Presse canadienne. On a besoin de s’aider entre nous parce que le vent va souffler très fort pour l’ensemble des médias. »

— Michel Bissonnette, vice-président de Radio-Canada

De l’aide, mais laquelle et comment ?

« On fait face à une situation alarmante. C’est aussi la sauvegarde du français [qui est en jeu]. Si le Canada ne taxe pas Netflix, le Québec doit le faire. La question des quotas [en musique] est aussi extrêmement importante. C’est une responsabilité du gouvernement de le faire. »

— Alexandre Taillefer, propriétaire de L’actualité

« On ne veut pas récompenser une industrie qui n’a pas su se réinventer. Postmedia a coupé dans la chair vive de ses ressources. Est-ce qu’il faudrait leur faire un cadeau aujourd’hui ? »

— Colette Brin, directrice du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval

« Ce n’est pas parfait, ce que le gouvernement québécois a fait [l’aide financière aux médias contenue dans le dernier budget pour le virage numérique], mais c’est le premier qui l’a fait. Il nous faut un crédit d’impôt sur la masse salariale. La plus grande dépense, c’est la main-d’œuvre. Le crédit d’impôt vient niveler le terrain de jeu pour tout le monde et ça nous protège de cette volonté de l’État de choisir les gagnants et les perdants. »

— Bryan Myles, directeur du quotidien Le Devoir

Indifférence générale

« On [les médias] est des junkies de Google et de Facebook. La seule façon de corriger les junkies, c’est le sevrage. Il faut se dire “no fucking way”. »

— Alexandre Taillefer, propriétaire de L’actualité

« Ce qui me fascine, c’est qu’on fait une contribution importante dans la société et qu’on est incapables d’attirer l’attention des gouvernements, alors que des entreprises comme Ubisoft ont des centaines de millions pour payer leurs opérations. Il y a un débalancement. »

— Guy Crevier, éditeur de La Presse

« Il n’y a pas de préoccupation dans la population en général parce que les contenus sont là et ils sont abondants. Il faudra peut-être un événement dramatique, s’il y a une grande chaîne de journaux qui ferme, par exemple, pour changer ça. »

— Colette Brin, directrice du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval

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