Laurent Gaudé Écoutez nos défaites 

Les leçons de l’échec

Après Le tigre bleu de l’Euphrate, avec Emmanuel Schwartz, au printemps au Quat’sous, voici Écoutez nos défaites, avec Gabriel Arcand, au Prospero. Les deux pièces nous viennent du même auteur français, Laurent Gaudé, Prix Goncourt en 2004 pour Le soleil des Scorta

Écoutez nos défaites est une réflexion sur ce qui reste d’humanité après la bataille. Un peu comme dans Le tigre bleu, le poète-romancier-dramaturge Laurent Gaudé se penche sur les victoires et les défaites de grands guerriers. Les deux situations étant synonymes de perte d’humanité.

« Il y a des victoires indubitables comme celles d’Alexandre le Grand, mais quel que soit le parcours, à un moment donné, le temps nous rattrape. Même le plus grand guerrier aura à traiter avec la fin de sa propre vie. Alexandre est mort d’une fièvre et il a eu le temps de se voir mourir, de connaître sa défaite », dit l’écrivain français en entrevue téléphonique.

« Dans Écoutez nos défaites, poursuit-il, il y a deux thématiques différentes même si elles se croisent. Il y a le bilan moral d’une existence. Dans un bilan glorieux, souvent, il y a de l’ombre et du sang. L’autre thème, que la vie ait été belle ou laide ou que l’on soit bon ou méchant, c’est qu’arrive un jour la défaite finale, la mort. Comment la vit-on ? Comment est-ce qu’on la reconnaît ? »

Écoutez nos défaites est d’abord un roman, publié en 2016, qui tisse ensemble les destins de grands vainqueurs de l’histoire, comme Hannibal et le général Grant, avec ceux d’un agent secret français (Gabriel Arcand) qui suit la piste du soldat qui a tué ben Laden (Thibault Vinçon). La pièce, adaptée par Laurent Gaudé et Agathe Bioulès et mise en scène par Roland Auzet, se concentre sur ces deux derniers personnages qui ont connu l’horreur, qui ont vu la fin avant d’y arriver.

« C’est une pensée qui est très présente chez les Grecs. Le dernier moment de l’existence qui permet de poser un jugement sur la totalité du parcours. Si on rate sa mort, du coup, tout est vidé de son sens. »

— Laurent Gaudé

« Le personnage d’Hailé Sélassié est intéressant à ce titre, poursuit-il. Quand il est dans la défaite, il fait un très beau discours devant la Société des Nations. Puis, quand il rentre dans son pays victorieux, il devient de plus en plus laid. »

Le Français Assem Graïed doit donc retrouver et exécuter le fugitif américain Job qui serait devenu fou. Ce n’est pas un hasard si ce récit rappelle le film Apocalypse Now, lui-même inspiré de la nouvelle Heart of Darkness (Le cœur des ténèbres) de Joseph Conrad.

« C’est tout à fait voulu, dit le dramaturge. C’est un très lointain cousin, mais j’ai une grande admiration pour Le cœur des ténèbres. J’ai beaucoup pensé à ça. C’est une rencontre entre quelqu’un qui est déjà passé de l’autre côté et un autre qui sait que ça pourrait lui arriver. C’est une rencontre avec un personnage un peu fou, Job, mais qui a la grande qualité de s’être posé toutes les questions qu’Assem se pose ou se posera. »

« Job demande à Assem : “Avez-vous déjà gagné ? ” Assem ne peut répondre, mais la question le fait avancer dans son propre cheminement, ajoute-t-il. Ce sont des gens qui ont eu affaire à la violence, qui ont du sang sur les mains, mais qui ne sont pas des imbéciles. Ils se posent les questions de culpabilité et du bilan de leurs actions. Le tourment, c’est ça qui m’intéresse. »

Laurent Gaudé a écrit Écoutez nos défaites presque en même temps que son recueil de poèmes De sang et de lumière. Grand styliste, il est clairement un amoureux des mots.

« J’ai écrit ces livres lors des attentats en Europe. Le premier réflexe, c’est d’ouvrir la télé aux infos. Il y a des mots là, mais ils n’aident pas à garder notre sang-froid. Ils vont à la même vitesse que le stress des événements. Moi, j’avais envie de trouver un poète, comme Pasolini, qui nous aurait expliqué ce qu’on vivait à ce moment-là. Des mots, il y en a beaucoup, mais ils ne permettent pas de prendre de recul. La littérature possède un autre tempo. »

Lire pour ne pas faire la guerre, par respect pour la vie humaine, souligne l’artiste humaniste.

« Ou pour se consoler, conclut-il. Une sorte de consolation profonde, intime, pour retrouver du sens. Beaucoup de gens ont vécu ce que nous traversons et ont essayé de le dire et d’entendre nos défaites. Ça sert à quelque chose, je crois. » 

Écoutez nos défaites est présentée au Prospero jusqu’au 22 septembre. La pièce partira en tournée ensuite en France, en Suisse et à Toronto.

ALICE RONFARD

Le meilleur des mondes

Alors que chaque jour apporte son lot de mauvaises nouvelles sur l’état du monde, Alice Ronfard a choisi de ne pas sombrer dans le pessimisme. Dès ce soir, au Théâtre du Nouveau Monde (TNM), la femme de théâtre met en scène un texte de Pierre-Yves Lemieux, Candide ou l’optimisme, d’après le célèbre conte de Voltaire. Parce que notre époque a plus que jamais besoin des Lumières.

Dans « L’Emporte-pièces », le programme annuel du TNM, vous vous qualifiez de plutôt optimiste face à l’avenir. Pourtant, tout semble aller mal sur la planète. Est-ce de l’angélisme ?

Non, pas du tout. Quand on a un enfant, on se doit d’être optimiste face au futur et au sort du monde. Je crois en la capacité de l’humanité, de la race humaine, de se réveiller pour se prendre en mains. Je crois à la force de l’initiative citoyenne. Je ne pense pas que les solutions aux problèmes actuels – et il y en a beaucoup – vont venir des gens au pouvoir. Les gouvernements ne vont pas nous sortir du trou, ils sont trop coincés par les lobbys ; ce sont les citoyens qui vont changer les choses.

Vous dites que votre espoir envers le genre humain provient sans doute de votre père, l’auteur et metteur en scène Jean-Pierre Ronfard (1929-2003). De quelle façon ?

J’ai grandi avec des parents qui aimaient l’art et les philosophes [sa mère était l’écrivaine Marie Cardinal]. À 10 ou 12 ans, on discutait des théories de Platon autour de la table de cuisine à la maison. Mais Voltaire n’est pas un « vrai » philosophe, comme d’autres grands philosophes du siècle des Lumières ou après… Il est d’ailleurs critiqué par Rousseau. Selon moi, Voltaire est davantage un pamphlétaire, un citoyen engagé. Cette posture me convient très bien. Parce qu’on fait ce métier en souhaitant, ultimement, que le théâtre puisse transformer la société…

Le voyage autour du monde du héros de Voltaire est terrible, éprouvant. Candide va passer à travers toutes sortes d’épreuves initiatiques. À la fin du conte, Candide est persuadé qu’il vaut mieux « cultiver son jardin » chez soi, loin de la société des hommes. N’est-ce pas un constat pessimiste ?

Non, je ne crois pas. Il parle de cultiver notre jardin intérieur. Il réalise que le bonheur réside dans les choses simples de la vie, qu’on apprivoise le bonheur dans la simplicité et non l’agitation. Il faut se comprendre soi-même pour être capable de travailler avec l’autre, pour faire preuve d’ouverture et de tolérance. Candide est un héros malgré lui. Son voyage est plein de rebondissements et, par moments, assez terrifiant. Or, à mon avis, ce qui rend l’humanité intéressante, c’est son imperfection. La perfection, c’est l’ennui total !

Candide ou l’optimisme, une création de Pierre-Yves Lemieux, d’après le roman de Voltaire. Mise en scène : Alice Ronfard. Avec Emmanuel Schwartz, Benoît Drouin-Germain, Patrice Coquereau, Valérie Blais et Larissa Corriveau

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