Chronique

Derrière les guns, un lobby

La journaliste du Philadelphia Inquirer Helen Ubinas a fait le test, plus tôt cette semaine : il lui a fallu sept minutes pour obtenir le feu vert afin d’acheter un AR-15 dans une armurerie.

(L’AR-15 n’est finalement pas l’arme utilisée dans le massacre d’Orlando, a-t-on appris hier. Le tueur a utilisé un Sig Sauer MCX, une arme similaire. Mais l’AR-15 acquis par Mme Ubinas est l’arme du massacre de Sandy Hook, notamment : 154 balles en 5 minutes, pour faucher 26 personnes, dont 20 enfants.)

Je répète : sept minutes pour acheter une arme.

Coût : 759,99 $ US.

C’est la marque distinctive des massacres de masse de nos jours, qu’ils soient commis au nom d’Allah, de la suprématie raciale ou des voix dans la tête d’un tueur : ils sont abordables, ils sont à la portée de tous, même des plus pressés.

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Lundi soir, intéressant papier sur le site du Scientific American : « Six choses que les Américains devraient savoir à propos des fusillades de masse ». Je lis le truc, qui réitère – statistiques à l’appui – l’« exceptionnalisme » américain en matière de mortalité par armes à feu dans le monde occidental.

Et je lis le nom de l’auteur : Frederic Lemieux, professeur à la George Washington University. Hum, « Frederic Lemieux », ça ressemble à quelqu’un de la tribu, ça…

En effet : il a fait son doctorat à l’UdeM en criminologie et enseigne à Washington depuis 2006. Son champ d’expertise : les enjeux de sécurité en général. Et les « mass shootings » en particulier.

Je lui demande ce qui a constitué son plus grand choc culturel par rapport aux armes, en 10 ans de vie aux États-Unis. Réponse, sans hésitation : « L’accessibilité ! »

Il a fait le test, lui aussi, alors qu’il n’était même pas citoyen, alors qu’il n’avait même pas de carte verte, juste un visa temporaire I-94. Mais il avait une adresse aux États-Unis. Cela a été suffisant : l’armurerie avait le feu vert pour lui vendre deux guns. Cela a pris moins d’une heure. « Et encore, j’étais au Maryland. En Virginie, c’est encore plus facile. »

Le professeur Lemieux a bien dû répondre à un questionnaire.

« Une des questions était : avez-vous une maladie mentale ? Mais personne ne vérifie si vous dites vrai. Au Canada, si je veux une arme, il y a une enquête, ils vont aller voir ma conjointe, mon ancienne conjointe… »

— Le professeur Frédéric Lemieux

Il n’a pas acheté d’armes, ce jour-là. Il voulait juste voir si c’était facile. Il le savait, mais il voulait le constater de visu.

Je demande à Frédéric Lemieux s’il a lui-même une arme.

« Oui.

— Pourquoi ?

— Pour la chasse. Et elle est au chalet.

— Pas pour la protection ?

— Non ! s’exclame-t-il, riant presque. Ceux qui pensent se protéger avec une arme regardent trop de films… »

Il m’explique avoir décortiqué 142 cas de tueries de masse, principalement aux États-Unis. Conclusion : aucune de ces tueries n’a pu être stoppée par le proverbial « bon gars avec un gun » qui s’adonnait à être sur place et qui a pu tuer le tireur fou, à la Bruce Willis. « Le bon qui tue le méchant, c’est une fantaisie issue d’un film hollywoodien. »

Je lui fais remarquer que la National Rifle Association (NRA), principal lobby des armes, lui répliquerait justement qu’il faut encore plus de citoyens armés, pour accroître les chances qu’un mauvais gars avec un gun soit confronté par un bon gars avec un gun

Frédéric Lemieux évoque alors les tueries de la Navy Yards (12 morts, en 2013) et de Fort Hood (13 morts, en 2009), commises dans des bases militaires de Washington et du Texas. « Il ne manque pourtant pas d’armes, sur les bases militaires. »

La culture des armes est profonde aux États-Unis, ça fait partie de l’ADN politique (le deuxième amendement de 1791 garantit le droit d’en posséder) et historique (l’indépendance s’est gagnée grâce à une lutte armée) du pays. En cela, il est improbable que les Américains renoncent à leurs armes.

Mais 72 % des Américains sont en faveur de restrictions et de vérifications plus sévères… Une position qui ne trouve cependant aucun écho chez les élus du Congrès américain. C’est simple : suffisamment de sénateurs et de représentants ont été (légalement) achetés par le fric du lobby des armes, qui s’est assuré d’y faire passer des lois ultra-permissives sur l’achat et la possession de tous les types d’armes, même celles de calibre militaire.

« Le lobby des armes à feu bâillonne complètement la maturité politique affichée par les citoyens dans ce débat. Les Américains ne veulent pas d’un système restrictif où le deuxième amendement serait aboli. Mais ils sont d’accord avec plus de contrôles, de vérifications. »

— Le professeur Frédéric Lemieux

Ce que la NRA refuse, obstinément.

Exemple absurde : hier, le candidat républicain à la présidence, Donald Trump, a promis de discuter avec la NRA de la pertinence d’interdire la vente d’armes aux Américains dont le nom figure sur les listes d’interdiction de vol et de sympathies terroristes…

Dans son tweet, M. Trump n’a pas dit : « Je vais interdire la vente d’armes à cette catégorie d’Américains », non, lui qui est d’ordinaire si tranchant a plutôt suggéré qu’il allait « rencontrer » la NRA « à propos » de cet enjeu.

On dira que la NRA exagère. C’est vrai. Mais le système politique américain permet que l’argent des lobbies noie ainsi le débat politique avec de l’argent…

Qu’importe, Frédéric Lemieux est un optimiste. Il voit dans le massacre d’Orlando la possibilité d’une brèche dans le blocus de la NRA sur le Congrès américain, et ce, pour quatre raisons.

Un, c’est la tuerie de masse par arme à feu la plus meurtrière de l’histoire américaine.

Deux, ce « mass shooting » est un acte terroriste, l’acte terroriste le plus meurtrier depuis 2001.

Trois, le terroriste qui s’est réclamé du groupe armé État islamique a commis son massacre avec des armes légales, mais de calibre militaire.

Quatre, le tueur a ciblé une communauté déjà organisée, les LGBT. D’ordinaire, les proches des victimes d’une tuerie de masse n’ont que ceci en commun : ils sont des proches de victimes. « Les LGBT forment une communauté établie et mobilisée, ils changent des lois, ils acquièrent des droits. Ils sont déjà un mouvement social qui a connu des succès politiques retentissants. »

Le professeur Lemieux ne dit pas qu’Orlando va tout chambouler, mais il pressent que la tragédie ouvre la porte à des changements. « Depuis toujours, le deuxième amendement est perçu par les Américains comme un pilier de la démocratie et une garantie pour la protection personnelle. Maintenant, cette disposition constitutionnelle est utilisée comme une vulnérabilité par les ennemis des États-Unis. C’est un degré de danger à la sécurité nationale difficile à ignorer pour le Congrès américain. »

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Les Centers for Disease Control (CDC) forment le principal organisme de santé publique aux États-Unis. Tout ce qui peut menacer la santé des Américains – maladies, infections en milieu hospitalier, accidents de travail, empoisonnement par des médicaments, pandémies, accidents de la route, etc. – est susceptible d’être scruté par les scientifiques des CDC.

Tout, sauf les armes à feu.

C’est une grande victoire du lobby des armes, aux États-Unis : depuis 20 ans, l’argent du gouvernement fédéral, et cela inclut les CDC, ne peut pas être utilisé pour la recherche sur les armes à feu en tant que problème de santé publique.

La NRA s’est plainte en 1996 que les CDC finançaient la « propagande » des groupes anti-armes, à grands coups de données probantes. La NRA a eu gain de cause : l’argent des taxes fédérales ne finance plus la recherche sur les dégâts des armes ni celle qui pourrait au moins suggérer des façons de réduire les morts accidentelles par armes à feu.

Même des chercheurs universitaires comme Frédéric Lemieux n’ont pas droit à des fonds pour leurs recherches, par exemple, sur les tueries de masse.

Un flash en terminant, dans l’esprit de cette absurdité qui reflète bien le biais pro-armes aux États-Unis. La journaliste Ubinas, celle qui a pu obtenir le feu vert pour acheter un AR-15 en sept minutes : elle s’en est débarrassé dans un poste de police.

La procédure existe : vous pouvez rapporter une arme dont vous ne voulez plus, ou que vous avez trouvée, aux policiers.

Il faut alors répondre à des questions. Remplir des formulaires. Expliquer ceci, cela…

Et tout ça prend plus que sept minutes.

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