ÉDITORIAL FRANÇOIS CARDINAL

Parce qu’on est en 2018

Il y a de ces expressions qui empêchent de débattre. Des expressions trop chargées pour que la discussion s’élève vraiment. Pensons au « racisme systémique », à la « culture du viol » ou encore à l’« appropriation culturelle ».

Qu’elles décrivent ou non la réalité, ces expressions se transforment en bombe à la seconde où elles sont lancées dans le débat public… et anéantissent alors toute nuance, toute possibilité de dialogue, en mettant tout le monde sur la défensive et en polarisant les discours.

On l’a vu encore une fois avec la controverse entourant la pièce Kanata. Les mécontents ont crié à l’« appropriation culturelle », voire à la « perpétuation d’un génocide culturel » contre les autochtones. Les partisans de Robert Lepage ont aussitôt déploré ces attaques radicales en hurlant à la censure, au « duplessisme » et même à « l’assassinat » !

Or déminons le débat et revenons à l’essentiel. Personne n’a dit que les Blancs ne doivent plus « se glisser dans la peau d’un personnage d’une minorité », comme l’a laissé entendre Serge Denoncourt. Personne n’a demandé à Yves Jacques de cesser de jouer Marie-Victorin parce qu’il est gai et non croyant. Et de la même manière, personne n’a exigé que tous les rôles de Kanata soient joués par des autochtones.

Ce qui a été revendiqué par la plupart des détracteurs de la pièce, en gros, c’est que son auteur tienne compte du contexte dans lequel sa pièce est jouée et des premiers concernés par son thème. Est-ce vraiment trop demander ?

Mine-t-on vraiment l’« expression artistique libre » en s’attendant à une once de sensibilité pour l’époque et l’environnement dans lequel a lieu la création ?

Il y avait de cela avec SLĀV, un spectacle portant sur l’esclavagisme chanté par des Blancs. La maladresse était évidente, mais le thème de l’œuvre de Betty Bonifassi était suffisamment éloigné de la réalité historique du Québec pour qu’on se dise qu’il s’agissait là d’une erreur de bonne foi.

Mais qu’un dramaturge québécois tienne les autochtones à l’écart d’une pièce sur les autochtones, vraiment ? En 2018 ? En pleine tentative de réconciliation ? En abordant sans leur point de vue des thèmes extrêmement délicats et explosifs comme les pensionnats et les femmes disparues ?

Bien sûr que l’artiste a « droit » à cette liberté d’expression. Il peut bien écrire ce qu’il veut sur la réalité des Premières Nations. Il peut bien raconter les rapports entre Blancs et autochtones comme il l’entend. Peut-être même qu’en agissant de la sorte, Robert Lepage avait réussi à pondre une pièce brillante, à l’image de ce à quoi il nous a habitués.

Mais ce que nous ont prouvé les débats des dernières semaines, c’est qu’il faut distinguer le texte (signé Lepage) du contexte (qu’a ignoré Lepage). Un contexte auquel nous nous ouvrons collectivement de plus en plus. 

Un contexte marqué historiquement par l’injustice, la domination et l’exclusion. Un contexte fondé sur une « perspective ethnocentrique du vide », pour reprendre la très belle expression des professeurs Denys Delâge et Jean-Philippe Warren. Une perspective qui a longtemps fait « des peuples du continent des agrégats sans feu ni lieu », écrivent-ils dans Le piège de la liberté.

On ne peut plus, aujourd’hui en 2018, ignorer les problèmes dont ont trop longtemps été victimes les autochtones (et les Noirs) au pays. On ne peut plus perpétuer l’exclusion qui était devenue une norme.

Comme l’a d’ailleurs reconnu Robert Lepage en entrevue, du bout des lèvres : « les temps changent »…

Les temps changent en effet, non pas vers une plus grande rectitude politique, comme l’affirment certains pour clore le débat, mais vers une plus grande ouverture, une plus grande compréhension, une plus grande sensibilité envers ceux qui n’ont pas eu les mêmes privilèges que la majorité.

Voilà pourquoi le dramaturge Olivier Choinière soutenait l’an dernier qu’une « urgente mise à jour s’impose » pour les institutions théâtrales. Pour qu’elles soient davantage en phase avec le Québec d’aujourd’hui, sa diversité et les courants qui le traversent.

Le problème avec Kanata, ce n’était donc pas qu’un Blanc ait voulu faire une pièce sur les autochtones. C’est qu’elle ait été faite sans présence autochtone.

Personne ne s’est d’ailleurs ému de la couleur de la peau de François Girard quand il a sorti son film Hochelaga, terre des âmes. Personne n’a même parlé d’appropriation culturelle. Personne ne s’est dit qu’il ne fallait plus jamais qu’un non-autochtone reproduise la réalité autochtone, simplement parce que le cinéaste avait eu la sensibilité d’impliquer dans son projet les premiers concernés par son sujet.

On n’est donc pas dans un cas de censure avec Kanata, mais plutôt de ressac provoqué par l’entêtement de son auteur, aussi grand soit-il, qui n’a pas voulu reconnaître la déconnexion de sa démarche. En refusant la main tendue par les autochtones, Robert Lepage a été l’artisan de son propre malheur.

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