Immigration

Deux choix déchirants

LE CHOIX D’ISABELLE

Le 20 septembre 2001, Isabelle Auclair a été confrontée au choix le plus déchirant de sa vie. Un choix qui, depuis, n’a jamais cessé de la hanter.

La veille de cette journée fatidique, la Française s’était disputée avec son mari, Carlos Reyes. Il y avait déjà longtemps qu’elle ne reconnaissait plus l’homme charmant qu’elle avait rencontré en Allemagne, neuf ans plus tôt, et dont elle était tombée amoureuse, au point de le suivre au Guatemala et de lui donner deux enfants.

Trop longtemps, Isabelle Auclair avait laissé traîner les choses. Elle n’en pouvait plus : avec Carlos, c’était bel et bien fini.

La dispute avait été violente. Quand Mme Auclair lui avait annoncé qu’elle ferait appel à un avocat pour obtenir la garde des enfants, Carlos Reyes aurait explosé de rage. Selon Isabelle Auclair, il l’aurait bousculée, lui aurait tiré les cheveux et l’aurait menacée à la pointe d’un couteau dans la cuisine.

« Ensuite, il a sorti un pistolet du tiroir de la table de chevet dans la chambre. Il jouait avec le cran d’arrêt en me regardant. J’ai hurlé et j’ai réussi à m’enfuir. Je me suis réfugiée chez des voisins. »

— Isabelle Auclair

Le lendemain, Isabelle Auclair a attendu que Carlos Reyes ait quitté la maison pour récupérer les enfants, Michelle et Nicolas. « Ma belle-mère a compris ce que j’étais en train de faire. Le temps que je détache Nicolas de sa chaise de bébé, elle s’était emparée de Michelle et s’était enfermée dans les toilettes. J’ai essayé d’enfoncer la porte, mais quand j’ai entendu qu’elle téléphonait à Carlos, j’ai été prise de panique et je me suis enfuie avec Nicolas… »

C’est ce choix – laisser sa fille de 3 ans derrière elle pour fuir un mari violent –  qu’Isabelle Auclair regrette depuis 15 longues années. Même si, ce jour-là, elle ne pouvait pas s’imaginer qu’elle ne reverrait pratiquement jamais Michelle.

Pendant deux ans, Mme Auclair a remué ciel et terre pour la retrouver. En vain. Carlos Reyes et Michelle s’étaient volatilisés dans la nature.

Et puis, en juin 2003, elle a reçu un appel du Canada. Carlos Reyes était à Montréal depuis un an, après s’être terré pendant des mois au Salvador. Isabelle Auclair était convaincue que le Canada, un État de droit, lui rendrait sa petite fille dans les plus brefs délais. « Pour moi, il n’y avait pas de doute. »

Ça ne s’est pas passé comme ça. En avril 2004, le juge Kirkland Casgrain, de la Cour supérieure du Québec, a rejeté son témoignage et accordé la garde de Michelle à son père. « Le juge l’a cru, se désole Mme Auclair. Tout le monde l’a toujours cru. Il a un don pour embobiner les gens. »

Deux ans plus tard, en mai 2006, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a rejeté la demande d’asile de M. Reyes. À l’appui de sa demande, ce dernier avait accusé Isabelle Auclair d’être liée au crime organisé et à un réseau international de trafic d’enfants. Selon lui, des agents avaient même été envoyés à sa résidence pour l’assassiner.

Pour la CISR, cette « histoire dantesque » était « truffée d’incohérences, d’invraisemblances et de contradictions ». La réalité, c’est que Carlos Reyes avait fui avec Michelle, contrevenant ainsi à l’ordonnance de restitution qui avait été prononcée en faveur d’Isabelle par un tribunal du Guatemala.

Carlos Reyes s’était rendu coupable de l’enlèvement de sa propre fille, a conclu la CISR, lui causant ainsi « un préjudice grave et sérieux équivalant à de la persécution ». Malgré cette décision et celles qui ont suivi, Michelle n’a jamais été rendue à sa mère.

LE CHOIX DE MICHELLE

Toute sa vie, Michelle Anaïs Reyes a cru que son père était avocat. Toute sa vie, elle a cru que sa mère était perfide. C’est ce que Carlos Reyes lui avait toujours raconté. « Tu n’es pas censé douter de ce que te disent tes parents », souligne-t-elle.

Michelle a toutefois compris depuis longtemps que son père était un beau parleur.

« Il m’a beaucoup menti. Il me disait qu’on irait en Afrique du Sud et en Allemagne. Il me disait qu’on avait un chalet à Mont-Tremblant ; on n’est jamais allés… »

— Michelle Anaïs Reyes

La relation de Carlos Reyes et de sa fille s’est détériorée lorsqu’ils ont quitté Montréal pour Calgary en 2014. L’adolescente a déniché un emploi dans un commerce de restauration rapide. Son père, qui ne travaillait pas, lui a emprunté sa carte de débit. Il l’a gardée pendant deux mois. « Quand il me l’a rendue, il restait 2 $ dans mon compte. »

Par la suite, Michelle a régulièrement prêté sa carte de débit à son père pour lui permettre de payer l’épicerie. « Sinon, on n’aurait rien mangé. » Elle a fait le calcul : son père lui doit 6280 $.

Le 21 juin, Carlos Reyes a été accusé de vol d’identité et de fraudes. Selon les policiers, il se faisait passer pour un ingénieur pour s’installer dans des appartements meublés de Calgary, dont il refusait ensuite d’acquitter le loyer. Il a plaidé non coupable et a été libéré sous caution en attente de son procès.

Marie-Hélène Girard planifiait depuis des mois un voyage à Calgary pour mettre Michelle en garde contre Carlos Reyes lorsque ce dernier a été arrêté par la police. Mme Girard avait prévu une approche toute en douceur. Elle s’est retrouvée en plein cœur de la crise. Elle n’a pas eu à convaincre son ancienne belle-fille.

Elle lui a tout de même montré son dossier. Des photos, des lettres, des jugements accablants contre M. Reyes. Pour Marie-Hélène Girard, il était crucial que Michelle sache enfin toute la vérité sur son père. Crucial, aussi, de la mettre en contact avec Isabelle Auclair. Sa mère, dont elle ne conservait aucun souvenir.

Après 15 ans de silence, Michelle et sa mère ont brisé la glace à la mi-juin par l’entremise de Facebook. « J’étais persuadée qu’elle m’en voudrait de ne pas l’avoir protégée, de ne pas avoir su empêcher ce qui s’est passé avec son père », confie Isabelle Auclair.

Mais Michelle ne lui en veut pas. Toute sa colère, elle la destine désormais à son père, avec qui elle a coupé les ponts. « Il a exploité toutes les femmes qui ont passé dans sa vie ; je suis celle qui a toujours été là, celle qui ne pouvait pas partir », constate l’adolescente avec amertume.

Michelle aimerait rattraper le temps perdu avec sa mère, mais n’aura 18 ans qu’en septembre et doit obtenir l’accord de Carlos Reyes, son tuteur légal, pour qu’on lui délivre un passeport. Isabelle Auclair, de son côté, ne veut pas brusquer les choses. « J’ai attendu 15 ans, je ne suis pas à quelques mois près. »

Bientôt, Michelle sera adulte. Et sera confrontée, à son tour, au choix le plus difficile de sa vie. « Nous avons besoin de temps pour renouer contact, pour créer un lien, dit Isabelle Auclair. Son retour parmi nous doit être un choix, une envie, pas une roue de secours. Vivre avec son père lui a été imposé, je souhaite qu’elle vive avec nous par désir. »

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