Intelligence artificielle
Des lois utiles ou désuètes ?
Collaboration spéciale
L’auteur Isaac Asimov a établi les trois lois de la robotique en 1942. À la vitesse où progresse l’intelligence artificielle (IA), ces lois pourraient bientôt devenir fort utiles. À moins qu’elles ne soient déjà désuètes ?
Un robot ne peut porter atteinte à un humain ou rester passif si un humain est en danger. Il doit obéir aux ordres donnés par les humains. Il doit protéger sa propre existence par-dessus tout, sauf si celle-ci met la vie d’un humain en danger. Ça a des relents d’une science-fiction du siècle dernier ? En effet. Depuis le temps, on a plusieurs fois imaginé des cas où ces lois atteignaient leurs limites. Le hic, c’est que certaines situations problématiques sont déjà envisageables.
En fait, il est peut-être trop tard. « Réglementer l’IA en général serait mal avisé, constate une vaste étude,
, publiée plus tôt ce mois-ci par l’Université Stanford. Il n’existe pas de définition claire de ce qu’est une IA (ce n’est pas une seule chose unique), et les risques et les enjeux sont différents d’un domaine à l’autre. »« Il faut plutôt réaliser qu’à divers degrés dans le temps, des industries auront besoin d’une réglementation distincte et appropriée touchant à l’utilisation d’une IA logicielle ou autre. »
— Extrait de l’étude
Réglementer au cas par cas d’imposants systèmes logiciels développés par les géants que sont Amazon, Apple, Google, Facebook et Microsoft ne sera pas facile. Aux États-Unis seulement, ces cinq multinationales dépensent annuellement plusieurs millions de dollars en lobbying afin d’éviter d’être considérées comme une « infrastructure critique » par le gouvernement, ce qui permettrait de mieux encadrer le développement de leurs systèmes d’IA respectifs.
Alors que Siri, sur un iPhone, peine à distinguer le football européen du football américain, ça peut sembler banal. Mais ce n’est que la pointe de l’iceberg, avertit le rapport de Stanford. « L’usage futur de l’IA se fera dans les voitures autonomes, le diagnostic médical, l’aide physique aux aînés, ainsi que pour combler la pénurie de main-d’œuvre dans des secteurs boudés par les jeunes : agriculture, alimentation, usines, services postaux, camionnage… »
À Stanford, on se veut rassurant : aucune forme d’intelligence artificielle à l’heure actuelle n’est dotée d’une quelconque mauvaise volonté. Mais le jour où une IA commettra un acte qui, exécuté par un être humain, serait considéré comme criminel est imminent, avertit-on dans la foulée. Pis encore : son impact négatif se fait déjà sentir.
Le 1
septembre, Walmart a annoncé la suppression de 7000 emplois dans la chaîne d’approvisionnement de ses succursales. L’objectif : les remplacer par des systèmes automatisés moins coûteux pour l’empire de la famille Walton. Le débat sur l’automatisation du travail n’est pas nouveau. Mais soudain, ce sont des technologues qui se l’approprient. Et les discussions suscitent l’étonnement.« Est-ce une manière de se déculpabiliser ? En tout cas, beaucoup de spécialistes de l’IA sont en faveur d’un revenu minimum garanti », explique Yoshua Bengio, sommité internationale en matière d’intelligence artificielle.
« On sait que les premiers emplois que l’IA fera perdre seront au bas de l’échelle, et même si seulement 5 % des gens perdent leur job [en raison de l’IA], c’est inacceptable. »
— Yoshua Bengio, de la Chaire de recherche sur les algorithmes d’apprentissage de l’Université de Montréal
M. Bengio ne travaille ni chez Facebook ni chez Google. Il dirige la Chaire de recherche sur les algorithmes d’apprentissage de l’Université de Montréal, le plus important labo universitaire en IA du monde.
Le professeur Yoshua Bengio trouve prématuré, sinon carrément risible, d’aborder les lois de la robotique quand on parle d’IA. Mais les questions éthiques ne doivent pas être évacuées pour autant. « Déjà, je suis mal à l’aise quand je me sens manipulé par la publicité. L’IA, elle, aura un impact non seulement en pub, mais aussi sur le marché du travail, dans le secteur militaire… Jamais auparavant n’a-t-on vu un transfert technologique aussi majeur vers les entreprises et le public. C’est plus gros que l’internet ! »
Si la prophétie du professeur Bengio se concrétise, Montréal pourrait bien être au cœur du phénomène. Les recherches sur l’apprentissage profond (
) ont débuté à l’Université de Montréal en 2006. Pour reprendre les mots de Yoshua Bengio, ça en fait le « Ground Zero » de l’intelligence artificielle.Car l’apprentissage profond, c’est ce qui permet aux ordinateurs d’acquérir de nouvelles connaissances, puis de les appliquer. En 10 ans, c’est ce qui leur a permis de gagner à
et de vaincre les champions de Go, par exemple. Et ce n’est qu’un début.« À ce stade-ci, les ordis apprennent encore à faire des choses. Mais bientôt, on pourra avoir une conversation toute naturelle avec eux. Là, on aura atteint un seuil majeur. »
Rendu là, il faudra répondre aux questions soulevées par cette nouvelle technologie. Il est impertinent de parler de l’IA comme d’une menace pour l’humanité, mais déjà, elle a un impact sur l’économie et la société. Si rien n’est fait pour la réglementer ou l’encadrer, qu’arrivera-t-il dans cinq ans ?