Mort d’une fillette à Granby

Pour nos enfants

« On est rendus là au Québec… on doit ça à nos enfants. »

C’est de cette façon que le premier ministre François Legault concluait le 2 mai son intervention à l’Assemblée nationale. Il invitait alors tous les partis politiques en présence à laisser tomber la partisanerie et leur proposait de travailler ensemble à revoir l’état de nos services, de nos programmes, de nos lois à l’égard des enfants au Québec. Il témoignait alors d’un sentiment d’urgence animé par une tristesse et un accablement partagés par tous les Québécois devant l’horreur et la fin tragique qu’a connues cette jeune enfant de Granby. 

Ce drame a soudainement gommé pour un moment, et, espérons-le, pour longtemps, tous nos différends idéologiques et dogmatiques sur le sujet. Il nous oblige à tout mettre à plat, à retourner toutes les pierres pour arriver à réduire au maximum les risques qu’une telle tragédie se reproduise.

Et pour une fois, nous nous accordons pour constater que la direction de la protection de la jeunesse (DPJ) ne doit pas à elle seule porter tout le poids de cette fin atroce d’une jeune vie. 

Depuis même avant sa naissance jusqu’à sa mort, la vie de cette enfant aura été une suite malheureuse de manquements, d’errances que nous devons tous partager, citoyens comme organisations et services.

Il n’y a pas une année où la DPJ ne fait pas le constat d’une augmentation des signalements qui lui tombent dessus. Un coup d’œil dans le rétroviseur social nous le confirme : le nombre de signalements traités par la DPJ a augmenté de 66 % dans les 16 dernières années. 

J’ai peine à imaginer ce que ce nombre serait si nous n’avions pas réussi comme société à offrir à nos parents des congés parentaux, les plus généreux en Amérique du Nord, et si nous n’avions pas réussi à faire chuter le taux de pauvreté chez les jeunes familles. 

Mais rien n’y fait : bon an, mal an, le nombre de signalements augmente et bon an, mal an nous détournons le regard devant cette augmentation que nous associons trop commodément à une plus grande sensibilité et à une vigilance plus grande de la part de la population. Et nous passons à autre chose. 

Pendant toutes ces années, nous avons ignoré l’urgence de stopper cette courbe ascendante des signalements et nous avons laissé la DPJ se débrouiller avec les moyens du bord de moins en moins suffisants pour accueillir et accompagner tous ces enfants. Nous avons même accepté sans mot dire des coupes répétées dans leur budget alors que les signalements augmentaient. 

Pire, nous avons fermé les yeux sur une récente réforme qui a littéralement désossé les DPJ et les a délestées d’une cohorte d’intervenants et de gestionnaires cliniques parmi les plus expérimentés.

Depuis maintenant plusieurs jours, nous nous posons tous la même question : comment cela a-t-il pu arriver, comment cela a-t-il pu nous arriver ? Et les questions se multiplient : pourquoi cette augmentation de signalements, alors que nous sommes pourtant une société prospère et la plus égalitaire en Amérique ? Avons-nous à ce point laissé se dégrader nos services sociaux de proximité dans les CLSC, dans les services et organismes communautaires, dans nos cliniques de santé externes qu’il nous faut désormais pour aider un enfant et sa famille sonner quasi automatiquement à la porte de la DPJ ? Nos services et programmes de prévention et d’aide aux familles vulnérables en périnatalité et en petite enfance rejoignent-ils les familles qui en ont le plus besoin avec toute l’intensité, la rigueur, la continuité requises ?

La Loi de la protection de la jeunesse, avec son double message voulant qu’on réponde d’abord à l’intérêt de l’enfant mais qu’on maintienne simultanément l’enfant dans son milieu familial, est-elle à revoir dans ses principes fondamentaux mêmes ? Quel bilan pouvons-nous faire de l’application de la loi après la réforme de 2005 ? La formation des avocats et des juges chargés de recevoir les recommandations des intervenants sociaux quant au sort à réserver aux enfants et à leurs familles est-elle adéquate ? La pratique juridique s’inspire-t-elle de données rigoureuses, d’évaluations robustes de l’impact des décisions qui sont prises dans les tribunaux ? Les intervenants psychosociaux des services de proximité ou de la DPJ disposent-ils de l’encadrement, du soutien et des ressources nécessaires dans l’exercice d’une pratique souvent périlleuse ?

Et comme citoyens, serions-nous prêts à renoncer à des baisses d’impôts pour regarnir convenablement les budgets de celles et ceux qui, au-delà de la cellule familiale, sont chargés de la santé, de la sécurité et du développement de nos enfants, y compris de nos enfants vulnérables ? 

Serions-nous prêts à renoncer, le temps de redresser nos services et programmes envers ces enfants, à nos priorités habituelles d’urgence en santé pour réclamer de meilleures urgences sociales ? 

Il y aura un avant et un après drame de Granby. Nous devons saisir ce moment pour nous engager collectivement et avec une ferveur soutenue à devenir la société la plus bienveillante envers tous ses enfants. 

Cela passe inévitablement par une analyse sans complaisance et rigoureuse de ce que nous faisons de mieux et de pire. 

Et nous sommes capables du mieux. N’avons-nous pas réussi à réduire très significativement le taux de suicide chez nos jeunes alors que nous détenions le haut de ce malheureux palmarès il y a à peine 15 ans ? Nous avons relevé ce très difficile défi. Nous sommes capables d’en relever d’autres.

Un premier pas a été franchi par le premier ministre. Il y a là un signal fort que nous devons saisir à bras le corps. Pourquoi ne pas commencer par nous donner un objectif national de réduction de la maltraitance sur une période de 10 ans ? Pourquoi ne pas examiner comment on pourrait y arriver sur des bases solides, selon des approches éprouvées et avec tous les moyens requis ? Pourquoi ne pas y consentir un effort national conscient et assumé ? 

« On est rendus là au Québec… on doit ça à nos enfants. »

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