Chronique

Oui, le ciel est backorder

Fuck, c’est donc bien bon.

C’est ce que j’ai pensé en regardant ce type à grosse barbe chanter avec Isabelle Boulay à l’ADISQ. Le type s’appelle Tire le coyote. Tu parles d’un nom de scène.

Toujours est-il que M. Coyote chantait Le ciel est backorder avec Mme Boulay. Ils chantaient sur un tapis de fumée moelleuse.

« Si la mort fait le voyage et qu’elle se pose sur ton lit, faut pas t’attendre à un sondage pour connaître tes envies… »

J’ai téléchargé son album Désherbage, et j’ai écouté Le ciel est backorder en boucle toute la semaine, chanson grise comme l’automne mouillasseux des derniers jours.

« La malchance connaît le passage pour te mener à l’agonie, et malgré tous les ravages, elle a toujours un alibi… »

Comment, qui, quoi… ? Hubert Lenoir ?

Pas vu.

J’ai juste vu le Coyote, dimanche dernier.

***

Automne mouillasseux. Et gris, et froid. Idem dans ma messagerie, après la chronique de mercredi sur Jean-François Lussier.

Rappel : fin avril dernier, M. Lussier, 44 ans, s’est suicidé… Une semaine après avoir rencontré un psychiatre aux urgences de la Cité de la Santé. Il avait demandé cette aide qu’on nous exhorte à demander quand ça va mal. Lui, ça ne pouvait pas plus mal aller.

Annie Lussier, vu l’état de son frère, était certaine qu’on allait « le garder », l’hospitaliser : il avait un plan de suicide précis, il l’avait même interrompu récemment, ce plan, et une médecin de famille l’avait orienté vers les urgences le matin même pour « état dépressif majeur ».

Malgré cela, on ne l’a pas gardé à l’hôpital.

Une semaine plus tard, il se tuait.

J’ai reçu des centaines de messages après cette chronique. Un torrent de mots puisés dans une douleur souvent enfouie – car quand ta sœur, ton chum, ta fille ou ton fils se suicide, tu n’as plus la force de les dire, les mots –, torrent de mots où vous m’avez dit : « Moi aussi. »

Moi aussi, j’ai demandé de l’aide ; moi aussi, j’ai demandé de l’aide pour ma sœur, mon chum, ma fille, mon père, mon ami, mon fils, mon oncle, et si vous saviez, monsieur Lagacé, comme c’est difficile d’avoir de l’aide…

Je cite le premier courriel, reçu à 4 h 07 mercredi matin : « J’ai perdu ma propre sœur dans les mêmes circonstances… »

Toute la journée, des messages comme ça. Jeudi aussi. J’en avais encore hier.

Des récits qui ne finissent pas toujours en suicide, mais qui illustrent toujours le même mal : la difficulté d’obtenir des soins quand on est au bout du rouleau, même quand on dit son mal, même quand on planifie de se tuer.

La mère dont l’adolescente de 15 ans avait des idées suicidaires et un plan précis impliquant un train : « Le psychiatre m’a regardée et m’a dit : “Je doute fort que votre fille soit en dépression, madame…” »

… Et cinq jours plus tard, Juliette se tuait dans le métro.

Une sœur : « Je lis votre texte, et c’est presque un copié-collé de ce que notre famille a vécu il y a quelques mois à Saint-Georges de Beauce. Notre frère, 51 ans… »

… S’est tué quatre jours après que le psychiatre eut choisi de ne pas l’hospitaliser et de le laisser partir avec une ordonnance.

Une dame m’écrit à propos du suicide de son neveu, après qu’on l’eut mis sur ces putain de listes d’attente pour consulter un psychiatre. C’est arrivé tout récemment. Il était mordu de paramoteur, cette sorte de parachute motorisé.

La tante m’a envoyé l’hommage lu par ses amis à ses obsèques, amis qui, comme lui, tripaient à flotter dans le ciel, dans le coin de Montmagny : « Éric, dans ton paramoteur, tu défiais le ciel et les nuages. Tu te sentais fort et heureux. Ce souvenir de toi, nous le gardons précieusement… »

Plein de messages comme ça.

Plein de messages qui disent la difficulté d’avoir accès à des soins, quand tu as mal, quand tu n’en vois plus le bout…

« Quand ton corps est une cage où l’on enferme la maladie, tu veux reprendre le tirage sous prétexte de tricherie… »

Non, ça, ce n’est pas un message que j’ai reçu : c’est le début de la chanson Le ciel est backorder. On n’imagine pas le nombre de personnes pour qui le ciel est en rupture de stock, backorder.

***

Je ne veux pas blâmer les psychiatres. Y a quelque chose de systémique à l’œuvre. Si les psychiatres ont des travers, c’est au système de corriger ces travers. C’est à l’État d’imposer ces correctifs.

Je ne suis pas optimiste, remarquez. L’État ne répond qu’aux hurlements.

L’État écoute quand on lui crie dessus. C’est pour ça qu’il s’attaque au siiii gravissime problème des signes religieux :  parce que vous hurlez quand vous voyez un hijab sur la tête d’une future policière.

Vous criez moins quand il s’agit de santé et de services sociaux, ou, en tout cas, vous criez moins fort. Vous vous êtes habitués à la médiocrité du système. Mais vous criez encore un peu : tenez, comme la fois où, la semaine passée, je vous ai raconté l’histoire de Mélanie Fortin, cette mère de famille qui attend depuis près de trois ans un rendez-vous avec un neurologue pour soigner des tremblements inexpliqués…

Je vous ai entendus hurler, ce jour-là :  Inacceptaaa-aaaaa-ah-ah-aaabl-eeee !

Il s’est passé quoi ?

Elle l’a eue, sa date de rendez-vous. Ce jour-là.

L’État – au sens large, je ne parle pas forcément des élus – a allumé en lisant La Presse.

Je n’en retire aucune fierté. Ça ne peut pas marcher comme ça. Ça ne peut pas être La Presse, TVA, Le Journal de Montréal, Paul Arcand ou Radio-Canada qui injectent de la décence et du bon sens dans la gestion de la chose publique en médiatisant un cas parmi mille.

Je ne veux pas blâmer les psychiatres, donc. Je sais que le dépistage du suicide est plus difficile que le dépistage des polypes dans le côlon.

Mais j’aimerais leur dire ceci, à certains d’entre eux –  je répète : À CERTAINS D’ENTRE EUX – soyez donc un tantinet moins cassants face à la souffrance du monde.

Face aux patients.

Face à leurs proches.

C’est fou, les histoires que j’ai lues, ces derniers jours. Et je dirais ceci : les proches de personnes qui se sont suicidées sont nombreux à avoir en travers de la gorge qui une attitude condescendante, qui un ton sentencieux, si le malade ou le proche ose poser une question, émettre un doute pendant la consultation…

Consultation où vous avez raté les signes.

Ça les tue presque autant que la mort de leur frère, de leur mère, de leur chum.

***

Que dis-tu, Tire le coyote ?

« Quand le vent s’arrêtera juste en criant “Statue”, quand novembre passera à notre insu, vas-tu continuer à contourner les saisons, mon ami… »

Man, j’écoute Chanson d’eau douce, et tu sais bien que novembre ne passe jamais à notre insu. Novembre est un taon qui s’écrase dans le pare-brise, impossible à rater.

Novembre sombre, novembre frette, novembre froid. On est là. Pour la plupart d’entre nous, novembre est dehors, c’est une saison mouillasseuse, un mauvais moment à passer.

Mais relisez ces courriels dont je vous parlais plus haut, ces courriels de suicides, de pilules et d’entorses dans la tête, des entorses qui ne guérissent jamais, et c’est épeurant, le nombre de personnes qui ont novembre dans la tête à longueur d’année.

Allez, bon dimanche, bon changement d’heure, bon mois de novembre. Faites attention à vous. Y a toujours un bout de ciel quelque part.

Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez appeler le numéro sans frais suivant pour parler à quelqu’un : 1-866-APPELLE

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