Musique

LE LENT DÉCLIN DES VENTES DE DISQUES

Samedi dernier, Pierre Lapointe a repris sur la place des Festivals le spectacle de son album La forêt des mal-aimés, sorti en mars 2006 et vendu à 160 000 exemplaires. Ce n’était même pas l’album le plus populaire de 2006. Or, vendre 160 000 albums relève aujourd’hui de l’exploit au Québec. Depuis une décennie, les ventes de disques connaissent un fort déclin, si bien que le modèle de subventions est à revoir.

« Je suis dans la dernière garde à avoir connu cela, dit Pierre Lapointe. Avec les Arcade Fire, Malajube et Dumas qui sortaient des premiers albums, il y avait un retour des auteurs-compositeurs en réaction à Star Académie. »

Nostalgique ? « Non. Mais il faut être plus imaginatif et créatif. »

Au Québec, les ventes de musique ont chuté de 12,2 millions d’unités en 2006 à 8,5 millions en 2015 (en considérant que 13 chansons vendues équivalent à un album).

« À 20 000 ALBUMS, T’ES UNE STAR ! »

Fred Poulin se rappelle l’époque où il s’occupait de la promotion au sein de l’étiquette montréalaise Indica, il y a une dizaine d’années. « On pouvait vendre 200 000 albums des Trois Accords et 20 000 ou 25 000 albums de Caféïne, Tryo et Vulgaires Machins, qui étaient considérés “alternatifs” à l’époque… Aujourd’hui, en vendant 20 000 albums, t’es une star ! », lance-t-il.

En effet, des palmarès de ventes récents de SoundScan Canada (en date du 26 mai) révèlent que Les Trois Accords ont vendu 13 000 exemplaires de leur dernier album, Joie d’être gai. Sorel Soviet So What de Bernard Adamus s’est écoulé à 20 000 exemplaires, le plus récent Karim Ouellet, à 4270 exemplaires, et le nouveau Boom Desjardins a trouvé 2441 preneurs.

En mai dernier, Spectra a annoncé par communiqué que le nouvel album de Richard Séguin, Les horizons nouveaux, s’était hissé au sommet des ventes à sa sortie au Québec. Il occupait même le deuxième rang du palmarès canadien. Or, il s’était écoulé à 3802 unités en une semaine.

En comparaison, il y a à peu près 10 ans, nous écrivions que Pierre Lapointe avait écoulé en sept jours 28 243 exemplaires de La forêt des mal-aimés.

LES GLORIEUSES ANNÉES 90

Présent dans le milieu depuis près de 40 ans, Mario Lefebvre a connu l’âge d’or du disque, que ce soit chez Sony, chez le distributeur Select ou aux Productions Feeling.

Dans les années 1990 et 2000, il en a vu, des albums s’écouler à des centaines de milliers d’exemplaires, que ce soit ceux de Mitsou, de Francis Martin, des BB, de Gerry Boulet (plus de 400 000 preneurs pour Rendez-vous doux), Céline Dion, Marjo, Jean Leloup, Kevin Parent, Garou, Johanne Blouin et Roch Voisine (dont il est aujourd’hui l’imprésario). « La Rochmania, c’était quelque chose. »

Il se souvient que l’album marquant le retour de Beau Dommage en 1994 s’était vendu à 210 000 exemplaires en quatre petites semaines.

404 000

Nombre d’exemplaires de l’album Notre-Dame de Paris (1998) vendus à ce jour au Canada

105 000

Nombre d’exemplaires de l’album Plus tard qu’on pense de Fred Pellerin (2015) vendus à ce jour au Canada

Source : Nielsen SoundScan

« La radio était et demeure un catalyseur dans bien des cas. Mais à l’époque, le star-système du Québec fonctionnait en vase clos et représentait une vitrine promotionnelle suffisante, explique Mario Lefebvre. Il était centralisé autour d’émissions de télé importantes. Tu faisais Ad lib, Sonia Benezra ou L’enfer, c’est nous autres et c’étaient d’énormes incitateurs de ventes. MusiquePlus était aussi très fort. »

Aujourd’hui, les canaux de promotion sont multiples, mais Mario Lefebvre – de retour chez Sony – n’est pas amer pour autant. « J’insiste : nous avons encore un extraordinaire star-sytème qu’on nous envie à l’international. »

DIVERSIFIER SES ACTIVITÉS

Éli Bissonnette a fondé Dare To Care Records il y a 15 ans, puis sa filière Grosse Boîte, alors que le disque était en chute libre. Son entreprise de quelque 20 employés tire son épingle du jeu avec les Cœur de pirate, sœurs Boulay, Bernard Adamus et Jean Leloup, soit un nombre restreint d’artistes.

« On mise beaucoup sur la dimension artistique et sur des stratégies adaptées aux artistes pour rejoindre le bon monde. »

— Éli Bissonnette, de Dare To Care/Grosse Boîte

De son côté, Raphaël Perez, de Coyote Records (Karim Ouellet, Alfa Rococo), fondé en 2006, tire beaucoup profit de l’édition. Il estime que 15 % de son chiffre d’affaires provient des ventes d’albums et 35 %, des spectacles.

« Notre principale force est l’édition », dit-il.

Actuellement, une chanson de Laurence Nerbonne accompagne une publicité d’Apple pour l’iPhone 6. Et beaucoup de chansons des artistes de Coyote Records (Claude Bégin, Stefie Shock, Marième) tournent à la radio.

Nous sommes loin de l’époque où Malajube se faisait reprocher de vendre les droits d’une de ses chansons à Zellers. Aujourd’hui, ce serait considéré comme un très bon coup.

Fred Poulin a cofondé Ambiances Ambigu[ë]s, une agence de gérance, de production de spectacles, de promotion et de relations de presse, ainsi que le label parallèle Duprince.

« Oui, j’essaie encore de mettre des albums en marché, car développer la meilleure musique possible est ce qui me rend fier. Mais je n’ai pas le choix de diversifier mes activités. »

— Fred Poulin, cofondateur d’Ambiances Ambigu[ë]s

Un point de vue partagé par ses pairs, dont Pierre Lapointe. Lui-même a ajouté des cordes à son arc en devenant coach à La voix.

Le bel avantage de la mutation du monde de la musique, selon Pierre Lapointe ? « Le décloisonnement des frontières. »

ÉCOUTE EN LIGNE

Pierre Lapointe se réjouit de voir les grands groupes d’édition faire pression sur les services d’écoute en ligne pour augmenter les redevances. « Cela va avoir un impact. D’ici cinq ou six ans, on va peut-être commencer à vivre avec des revenus qui représentent notre vraie valeur. On sera peut-être même plus riches qu’avant. »

Comme mentor, Pierre Lapointe dit souvent aux jeunes musiciens qu’ils ont de la chance de pouvoir enregistrer un album sur un iPhone et le mettre dans l’internet. Or, « l’artiste a la responsabilité de mettre la barre encore plus haut ».

Mais il n’y a pas de règle claire, rappelle Mario Lefebvre. L’un des meilleurs vendeurs du début de l’année (plus de 7000 exemplaires vendus) au Québec est un album de Gil Collin – à la pochette au goût fort discutable – intitulé Les oiseaux d’amour chantent

Pour Mario Lefebvre, à travail égal entre deux artistes, c’est le public qui tranche. C’est pourquoi des émissions comme La voix fonctionnent à merveille. « Dieu sait qu’il y a des stratégies de marketing importantes, mais le public a toujours le dernier mot. »

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