Itinérance

Un piège, les refuges ?

Même s’ils sont occupés presque chaque nuit, les 156 lits du refuge de la Mission Old Brewery, un des plus grands du pays, risquent de fermer d’ici quelques années.

« On fait plus partie du problème que de la solution si notre ressource se limite au refuge. On aimerait mieux se spécialiser dans l’aide au logement, avec nos programmes d’accompagnement. La cafétéria va rester, mais le refuge entretient le cycle de l’itinérance », croit le directeur général de la Mission Old Brewery (OBM), Matthew Pearce.

La ressource du Vieux-Montréal est une des nombreuses escales d’un véritable circuit qui permet aux sans-abri de la métropole de dormir et de se nourrir gratuitement tous les jours.

C’est pour briser ce cycle que M. Pearce songe à fermer son refuge (tout en maintenant les lits destinés aux participants des programmes de réinsertion), soit le premier étage de la ressource.

« On souhaite accueillir notre clientèle dans un contexte d’évaluation pour les référer rapidement vers les bonnes ressources. On ne veut pas se limiter à fournir des lits et des repas », ajoute Matthew Pearce.

Il aimerait que le refuge soit fermé définitivement dans cinq ans, lorsque la Mission Old Brewery soufflera 130 chandelles. Et d’ici là, les habitués de l’endroit ne doivent pas s’attendre à ce qu’on remplace les vieux matelas.

« On ne veut pas créer un confort trop grand et c’est intentionnel. Il faut imaginer une ville sans itinérance, une ville où si on tombe dans la rue, ça ne devient pas un style de vie durant des années. »

— Matthew Pearce, directeur général de la Mission Old Brewery

M. Pearce n’est pas le seul à exprimer des réserves sur le système actuel.

« Les gars sont trop confortables ! Ça devient un cercle vicieux », tonne Serge, croisé dans les locaux d’un organisme qui l’aidera, pour la énième fois, à retrouver les papiers d’identité qu’il a perdus pour la énième fois. L’homme, qui vit dans la rue depuis trois ans, se montre particulièrement cinglant envers la Maison du Père, considérée comme un hôtel cinq étoiles dans le milieu. Pour Serge, le problème de l’itinérance doit se régler à la racine. « C’est beau offrir un toit, un refuge, mais qu’est-ce qui est réellement fait pour aider et régler le problème des sans-abri ? », demande-t-il.

Il constate que les refuges ouvrent leurs portes de plus en plus tôt pour faire entrer leur clientèle. « Le monde ne veut pas nous voir sur la rue. On dérange. Le problème, lui, reste toujours le même. »

Pour Guy, 63 ans, un vieux de la vieille qui traîne des dizaines d’années de rue derrière lui, les autorités ont tout intérêt à maintenir le réseau d’aide en place pour éviter les dérapages. « Imagine 1000 gars qui ont faim et qui sont en manque de drogue lâchés lousses dans les rues du centre-ville… », souligne l’homme à la longue barbe, qui économise chaque année pour se payer un voyage jusqu’à Charlottetown, où il joue de la guitare sous la terrasse d’un restaurant huppé de la marina, l’été.

PROBLÈMES DE SANTÉ MENTALE

Pour Matthew Pearce, « la désinstitutionnalisation a été une réinstitutionnalisation » dans les refuges. « Ça a été un échec total. Nous ne sommes pas psychiatres ni médecins : nous sommes donc mal outillés pour gérer des cas lourds de santé mentale », explique-t-il. Son organisme parvient néanmoins à aider 600 personnes à se sortir de la rue chaque année.

On associe traditionnellement la désinstitutionnalisation à la transformation des hôpitaux psychiatriques. Mais le phénomène touche aussi beaucoup de jeunes, note de son côté Marie-Lou Dumont, travailleuse sociale au CLSC des Faubourgs.

L’intervenante travaille avec les jeunes de la rue, dont plusieurs souffrent de graves problèmes de santé mentale et ont été pris en charge par l’État depuis l’enfance. « Ils ont été institutionnalisés dans des hôpitaux ou des centres jeunesse, n’ont pas de suivi adéquat et se retrouvent à la rue, coincés entre deux chaises », explique Mme Dumont.

Là s’amorce l’inévitable spirale vers le bas. « Les jeunes commencent à consommer et quand ils se tournent vers le crack et les drogues par injection, ils s’accrochent et s’enlisent dans une chronicité de l’itinérance. »

Cette chronicité est observée par la policière Any Gravel, responsable de l’Équipe d’intervention mixte (EMRI), une escouade spécialisée qui travaille depuis 2008 avec les sans-abri.

Quelque 150 clients, les cas les plus lourds, sont suivis de près par l’escouade. Pour la policière, tout est en place pour que la rue devienne un cul-de-sac.

« Tranquillement, tu noues des liens, tu te crées un réseau et c’est là que s’installe une certaine zone de confort qui mène souvent à une itinérance dite chronique. »

— Any Gravel, policière responsable de l’Équipe d’intervention mixte

Inspectrice au poste de quartier 21, situé au cœur du circuit, Roxane Pitre compare l’itinérance à une grande roue souvent sans issue. Si certains dérapages viennent entacher le travail des policiers, l’inspectrice Pitre estime que l’EMRI et les nombreuses ressources font la différence. « Ce n’est pas un choix d’être dans la rue. C’est trop difficile, exigeant, le mot survie est bien choisi. C’est l’absence d’autres options qui fait qu’une personne se retrouve à la rue », explique la policière.

Et même si plusieurs sans-abri justifient leur style de vie par une quête de liberté, celle-ci est surveillée, observe l’inspectrice. « Les gens ont parfois l’impression que les gens en situation d’itinérance se rebellent contre toute forme d’autorité, de structure sociale, alors que dans l’itinérance, il y a plus de structures que dans la société et plusieurs dépendent de ces structures pour survivre. »

LA MAISON DU PÈRE

Contrairement à la Mission Old Brewery, la Maison du Père n'envisage pas de fermer ses 170 lits d’urgence. « Notre but n’est pas de devenir un hôtel mais on ne pense pas mettre fin à l’itinérance du jour au lendemain. Certains ne parviendront jamais à être en logement seuls », croit Manon Dubois, directrice des communications.

Elle souligne qu’un gros débat fait actuellement rage dans le milieu entourant le rôle des refuges et ressources en itinérance. « Le gouvernement fédéral subventionne présentement des programmes visant à favoriser la réinsertion et fournir des logements pour les itinérants chroniques et épisodiques. La Mission Old Brewery est peut-être plus encline à aller dans ce sens », explique-t-elle.

Quant à la réputation d’hôtel cinq étoiles du refuge du boulevard René-Lévesque, Manon Dubois souligne que certains efforts sont faits pour réduire le niveau de confort. Le nombre de lits par chambre est notamment passé de quatre à huit. « On ne veut pas encourager les gars à rester ici, mais on leur donne un certain confort. C’est important au niveau de leur dignité », nuance toutefois Manon Dubois.

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