Chronique

Les festivals, le beurre et l’argent du beurre

Ce n’est certainement pas la première fois que la question est posée, mais la vente de Juste pour rire la ramène encore une fois au premier plan : est-il normal que nos grands événements soient si souvent assis sur des structures formées à la fois d’un organisme sans but lucratif subventionné et d’une entreprise privée ?

Est-ce normal ? Est-ce éthique ? Est-ce justifié ? Bref, est-ce une bonne idée ?

La question a retenti haut et fort dans ma boîte de courriels cette semaine, sous la plume du professeur François Colbert de HEC Montréal, grand spécialiste de la gestion des industries culturelles, une sommité.

« J’enseigne entre autres à mes étudiants la foutaise que sont les calculs de retombées économiques », m’a-t-il écrit d’abord, pour rétorquer à une chronique où je citais une étude de KPMG sur les retombées économiques généreuses de Juste pour rire, histoire de justifier mon opinion qu’il ne fallait pas laisser ce festival disparaître dans le chaos post-affaire Rozon.

« Le modèle [de ces grands événements] est une hypocrisie depuis le début », ajoutait-il ensuite.

C’était bien assez pour piquer ma curiosité. Donc coup de téléphone au professeur pour plus d’explications.

Le problème, m’a répondu M. Colbert, c’est qu’il y a une anomalie éthique fondamentale au cœur du modèle. D’un côté, un organisme sans but lucratif va chercher des subventions gouvernementales pour organiser l’événement. Et de l’autre, une entreprise privée, qui cherche les profits, sous-tend le tout. Des employés travaillent à la fois pour l’OSBL et pour le privé. Les dirigeants portent les deux chapeaux. Et l’entreprise à but lucratif tire nécessairement avantage de l’existence de l’entité subventionnée. Sinon, elle ne l’aurait pas mise en place au départ…

Dans ce contexte, explique donc en substance le professeur, des entreprises privées se développent en devant énormément à la partie OSBL, ce qui revient à dire que les contribuables financent leur croissance.

Est-ce nécessaire ? Est-ce de l’argent public bien investi ? Le Cirque du Soleil, rappelle M. Colbert, s’est détaché de ce système et a grassement survécu. Il devrait y avoir un point, une fois le projet lancé, où on arrête de les appuyer avec des fonds publics.

Parce que le professeur n’est pas contre l’idée d’appuyer financièrement, publiquement, les projets culturels commerciaux. Mais tant que leur capacité de survie et leur pertinence le justifient.

Aussi, dit-il, « c’est bien correct de vouloir en faire des business, tant mieux pour ceux qui ont réussi ».

C’est de la combinaison des deux concepts, de la transition et du coupage de cordon, une fois la viabilité atteinte, qu’il faut parler.

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Mais les grands événements peuvent-ils survivre sans leurs subventions ? Et les entreprises privées associées aux événements profitent-elles réellement exagérément du soutien public ?

Évidemment, tous ceux qui sont liés de près ou de loin à ces événements avec qui j’en ai parlé disent que cette double personnalité juridique est amplement justifiée et correcte.

D’abord, rappelle-t-on, au tout début des festivals estivaux, dans les années 80, ce sont les gouvernements qui avaient sommé les organisateurs d’événements de créer des unités sans but lucratif si elles voulaient pouvoir obtenir des subventions.

C’est ainsi que ces organisations sont nées.

Ensuite, à travers les années, les questions que je soulève ici ont été posées et reposées. Les ministères ont fait des vérifications. Le système a été analysé. Des codes d’éthique ont été mis en place. Les sociétés privées ont aidé financièrement leurs festivals. Le système des vases communicants a aidé le Québec à avoir un univers festivalier en santé.

Est-ce à dire que tout est impeccable partout ?

Est-ce que Juste pour rire inc. est dans une classe à part, vu son modèle et vu à quel point il y a diffusion de contenus dérivés du festival sur plein de marchés ?

Et est-ce parce que le système a toujours fonctionné ainsi et que la question a déjà été posée mille fois qu’il ne faut pas la poser à nouveau ?

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La vraie question, croit le professeur Colbert, n’est pas : « Doit-on subventionner ceci ou cela ou doit-on tolérer ce système ou non parce que ça rapporte beaucoup en retombées économiques ? »

La vraie question, dit-il, c’est : « Doit-on subventionner ceci ou cela parce que sans cet appui financier, cet événement ou ce secteur culturel ne survivra pas, ne se développera pas ? Or, comme collectivité, on veut qu’il existe. »

Les retombées, dit-il, c’est du n’importe quoi. Les achats qui se font à Montréal pendant tel ou tel festival, ce sont des achats qui ne se feront pas ailleurs au Québec, dans un autre secteur. Le budget discrétionnaire des consommateurs ne grossit pas par magie parce qu’un festival a lieu.

Et si des visiteurs de l’extérieur viennent dépenser des sous à Montréal, tant mieux. Mais doit-on subventionner alors tout ce qui attire les touristes ? Le hockey aussi peut-être, un coup parti ? Nos bons restaurants de renommée internationale ?

Ceci ne veut pas dire qu’il faut cesser d’appuyer les événements. On connaît tous des musées ou des événements culturels comme le FTA ou Danse Danse ou le festival de musique de Lanaudière, qui ont besoin d’aide gouvernementale pour remplir leur mission. On veut qu’ils existent. Et ils ont besoin de nous.

Mais, en contrepartie, Osheaga, ce super festival de musique « indie » du mois d’août organisé par evenko – que j’adore – a-t-il vraiment besoin d’une subvention de 1,5 million alors que les spectacles en plein air ne sont pas du tout gratuits et qu’il faut payer 125 $ par jour par personne ou 320 $ pour le week-end pour avoir accès au site et écouter les concerts ? (Et là, on ne parle même pas du dossier de la transformation de l’aménagement paysager majeur de l’île Notre-Dame pour répondre aux besoins du promoteur…)

Je sais que je ne suis pas la première à la poser, mais je pose la question encore. Est-ce que nos subventions ne subventionnent pas, parfois, des événements qui sont excellents, qu’on adore, et qu’on veut voir en pleine forme, mais qui pourraient très bien survivre sans nous si on avait juste le courage de les laisser aller tout seuls ?

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