Lettre à moi-même

Conseil de famille 

Si vous en aviez la chance, quel message aimeriez-vous transmettre à votre alter ego qui entre dans la vie adulte ? À la demande de La Presse, six personnalités ont écrit une lettre à elles-mêmes. Aujourd’hui, deux grandes pointures de l’industrie pharmaceutique, Morris Goodman et son fils Jonathan Goodman, retracent leur parcours.

Lettre à moi-même

Le pionnier

Mon jeune Morris,

Je tiens tout d’abord à t’annoncer que tu ne prendras jamais ta retraite. À 86 ans, j’enfile mon sarrau tous les jours. Alors, trouve-toi une carrière qui te passionne !

D’accord, je n’ai pas besoin de te dire ça à toi ! Tu le sais depuis l’âge de 10 ans que tu veux devenir pharmacien, et rien d’autre. Depuis que Manny Winrow t’a embauché comme livreur dans sa pharmacie de l’avenue Van Horne.

À 18 ans, tu as donc le cœur léger, car tu commences tes études à la faculté de pharmacie de l’Université de Montréal.

Déjà, tu rêves d’exploiter des pharmacies qui ne vendent pas de cigarettes ni de boissons gazeuses. Je te conseille de ne pas en discuter avec ton camarade de classe Jean Coutu. Tu finiras assez tôt par comprendre ce que je veux dire…

D’ailleurs, il faut absolument que tu résistes à l’envie de voir ton nom illuminé sur la devanture d’un magasin. Tu sais déjà que tu n’es pas fait pour le commerce de détail. Tu t’en es rendu compte en occupant tous les postes dans la pharmacie de Manny. Après l’obtention de mon diplôme, j’ai eu quelques pharmacies. Non seulement je n’ai pas fait d’argent, mais encore j’en ai perdu.

Manny, ton mentor, t’a dit que c’était les fabricants et non les pharmaciens qui réalisaient les vrais profits, non ? Il a tout à fait raison.

Tu t’en rendras compte en fondant Winley-Morris, ta première entreprise. Tu travailleras d’arrache-pied, comme tes parents te l’ont montré, et tranquillement plusieurs entreprises internationales t’accorderont les droits de distribuer leurs produits sur le marché canadien.

Tu constateras à quel point tu as la chance d’exercer une profession qui fait la différence dans la vie des gens et tu en seras très heureux.

Je te donne un conseil pour réussir dans le monde pharmaceutique : il faut que tu sois en mesure d’offrir aux médecins un meilleur traitement que celui qu’ils utilisent déjà. C’est ce que mon entreprise Winley-Morris a commencé à faire dans les années 60.

Je suis très fier de t’annoncer que tu seras un pionnier dans les médicaments génériques. Ce qui ne fera pas l’affaire des multinationales. Elles iront jusqu’à te traiter de pirate. Mais ne t’en fais pas. Elles ne pourront pas te poursuivre. Le gouvernement viendra bientôt à ta rescousse, en 1969, avec une loi qui rendra légaux les médicaments génériques.

En 1971, l’entreprise californienne International Chemical & Nuclear Corporation (ICN) va te proposer d’acheter Winley-Moris. Tu auras une panoplie de raisons logiques d’accepter cette offre : la vente assurera la sécurité de la famille, tu seras avec ta femme et tes enfants les week-ends et tu seras président d’ICN Canada, une grande organisation.

Cependant, je te conseille de refuser. J’ai vendu et je ne suis pas sûr que c’était une bonne idée. Après coup, je me suis senti triste et abattu. Je serais sûrement devenu le numéro un des médicaments génériques au Canada.

Je suis quand même resté 12 ans parce que le poste que j’occupais m’a apporté beaucoup de satisfaction. Jusqu’au jour où on m’a congédié parce que je refusais d’être payé à ne rien faire.

Si jamais cette situation t’arrive, tourne-toi vers l’avenir ! Ne t’apitoie pas ! Continue ta route jusqu’au prochain défi. Le jour où j’ai quitté ICN, en 1983, j’ai fondé Pharmascience avec mon ami Ted Wise. Eh oui ! À l’âge où les gens commencent à planifier leur retraite, toi, tu vas créer une nouvelle entreprise. Enfin, si tu n’as pas vendu l’autre. Tu deviendras le plus grand employeur pharmaceutique au Québec.

Morris, mon grand bourreau de travail ! N’oublie pas de trouver une conjointe qui a les mêmes intérêts que toi. C’est ce que j’ai fait à 28 ans en épousant Roselind Druker, alors étudiante à l’Université McGill. Vous partagerez cet intérêt pour les autres et la philanthropie. Vous aurez aussi quatre enfants qui te rendront très fier : Deborah, David, Jonathan et Shawna.

Tu les emmèneras le dimanche à ton bureau. Mais ce sont tes fils qui suivront tes traces. David deviendra chef de la direction de Pharmascience et propulsera l’entreprise à l’international. Jonathan travaillera brièvement avec vous deux, puis choisira de fonder sa propre entreprise. Je te conseille de les encourager, car ils auront beaucoup de succès.

Cher Morris qui commence sa vie de jeune homme, je tiens à te dire qu’à mon âge vénérable, je suis très satisfait de mon parcours.

N’oublie pas d’être passionné, généreux envers les autres et persévérant lorsque les défis surviendront sur ta route. C’est une formule simple, vieille de plusieurs centenaires, mais qui demeure parfois plus difficile à exécuter.

Morris, en décembre 2017

— Propos recueillis par Isabelle Dubé, La Presse

Lettre à moi-même

Né pour vendre des médicaments

Cher Jonathan,

Je suis né pour vendre des médicaments. J’ai 50 ans et je l’ai toujours su. À 18 ans, tu le sais déjà. Comment peut-il en être autrement quand on a un père qui a fondé une des plus grandes entreprises pharmaceutiques au Canada, Pharmascience ? Dès l’âge adulte, tu as quelques certitudes. Tu veux faire un travail que tu aimes et tu veux redonner à la communauté. Tu veux faire du bien aux gens. Et si tu peux faire de l’argent par la même occasion…

Donner. D’ailleurs, comme on te l’a enseigné, le chiffre 18 est un nombre très significatif dans le judaïsme. Les Juifs qui font la charité offrent toujours des montants par multiples de 18. Et tu donneras toujours selon cette mathématique. Parfois, une calculatrice à la main. Comme te le dit et te le répète maman : « On n’est pas envoyé sur Terre pour prendre de la place, mais pour faire une différence. »

Mais avant de te lancer et de suivre la voie espérée, tu auras des épreuves à surmonter. Tu veux le bien des gens, mais tu auras d’abord à penser à ta propre santé. Tu devras être fort quand on t’annoncera, à 22 ans, que tu es atteint d’un lymphome de Hodgkin. Les traitements de chimio et de radiothérapie t’épuiseront. Ils te cantonneront souvent dans ton lit. Je te mets en garde : la dernière chose à faire… est de ne rien faire et de se dire : « Pourquoi moi ? » C’est une perte de temps et d’énergie. Mais tu n’es pas si différent de moi sur ce point, malgré les années qui nous séparent. Tu décideras d’aller faire ton droit à l’Université McGill, malgré les traitements. Tu deviendras même président de ta classe… élu par sympathie, je crois bien ! Comme tu détesteras tes cours, tu quitteras au bout d’un an pour travailler comme consultant à Toronto, avant de faire un MBA.

Certains enfants d’entrepreneurs aboutissent dans l’entreprise de leurs parents. Mais tu as cette intuition que travailler avec papa et notre grand frère ne conduira qu’à des prises de bec. Qu’un trio signifie souvent qu’on est à deux contre un. Tu adores David et papa, mais tu décideras de faire bande à part. En 1995, à 28 ans, tu lanceras Laboratoires Paladin. Pas une pharmaceutique qui partira sur le chemin de croix du développement de médicaments avant de pouvoir les breveter et les vendre, non. Mais une entreprise cotée en Bourse qui cherchera à obtenir des droits de distribution de médicaments existants pour le Canada.

Tu verras juste. Car Paladin croîtra de façon enviable, année après année, trimestre après trimestre. De façon exponentielle. Au point d’être vendue 3 milliards en 2014. Parallèlement, comme tu te l’es toujours promis, tu donneras à des organismes, toujours par multiples de 18, lors de défis à vélo, notamment, pour lesquels tu rassembleras de grosses équipes motivées. Tu seras un travailleur acharné. Tant au bureau que sur deux roues.

Mais voilà, le destin te catapultera encore une fois à l’hôpital. Car les randonnées de cyclistes ne sont pas toutes belles. Alors que tu célébreras une acquisition de taille (Labopharm) avec des collègues à vélo près de Tremblant, tu te fracasseras le crâne. À 44 ans. Pour une raison qui restera nébuleuse. Cinq semaines de coma, embolie pulmonaire, deux attaques cardiaques, C. difficile, séjour de trois mois à l’hôpital. Bref, 90 % de risque d’y laisser ta peau, mais tu t’en sortiras !

Comment éviter un tel destin pour ne vivre que ce qui est beau professionnellement ? Si je pouvais revenir en arrière… eh bien, je ne changerais rien. En fait, je ne pourrais rien modifier. Comment se battre quand la maladie a décidé de s’attaquer à notre corps ? Mais ne regarde jamais en arrière. Encore aujourd’hui, je ne me dis jamais : « Pourquoi moi ? » Même si j’ai dû mettre le travail de côté pendant un an, réapprendre à marcher, à mâcher, à avaler et à parler. Même si je ne pourrai plus jamais faire de vélo ou de ski. Même si j’ai des séquelles permanentes au cerveau et que ma mémoire à court terme est terrible. Je m’adapte. Je fais des siestes quotidiennes sur un divan dans mon bureau.

Après avoir bûché si fort depuis ma vingtaine, je sais toutefois qu’il faut un équilibre dans la vie. Qu’il faut passer du temps avec sa famille, ses enfants, ses amis. On doit également s’attarder à ce qui est devant nous, sur ce qu’on peut apporter de bon aux gens. Je pourrais me retirer, mais j’adore ce que je fais. Le jour où j’ai eu mon chèque après la vente de Paladin, en 2014, j’ai fondé Thérapeutique Knight. Je suis entouré de très bonnes personnes, dont Samira Sakhia, ma présidente… et aide-mémoire. La vie va te lancer des défis. Et comme on ne vit qu’une fois, il faut en profiter au maximum.

Le Jonathan de décembre 2017

— Propos recueillis par Isabelle Massé, La Presse

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