Roman québécois

Le roman du conteneur

Six degrés de liberté

Nicolas Dickner

Alto, 381 pages

En librairie mardi

Nicolas Dickner n’avait pas lancé de roman depuis Tarmac, il y a six ans. Mais il n’a pas chômé pendant tout ce temps, assure-t-il, puisqu’il a publié un recueil de chroniques, écrit Révolutions avec Dominique Fortier, livre inclassable basé sur le calendrier révolutionnaire, fait beaucoup de traductions. Et surtout, il a écrit Six degrés de liberté, son troisième roman qui sera en librairie mardi. « Ça faisait cinq ans que j’y travaillais. Je n’ai pas attendu des années avant de m’y mettre. »

Si le brillant auteur de Nikolski explique avoir utilisé « le même arsenal, mais en explorant autre chose », Six degrés de liberté reste du Dickner pur jus. Le roman est ainsi porté par la même intelligence fine, la même écriture précise et fluide au rythme implacable, le même plaisir du jeu de pistes teinté d’ironie, la même culture geek – et culture tout court –, le même univers toujours un peu décalé peuplé de pirates informatiques et de personnages solitaires et obsessifs.

« C’est vrai que j’ai mis en scène des personnages particulièrement obsédés dans mes romans, c’est devenu un peu ma marque de commerce. Mais bon, je trouve que ça fait des gens intéressants, même dans la vie, parce qu’ils sont entiers, investis. »

— Nicolas Dickner

Nicolas Dickner ne peut s’en cacher et c’est évident même en le lisant : il est lui-même doté d’une personnalité obsessive. « Mais en même temps, c’est un mécanisme d’écrivain. Quand tu travailles quatre, cinq ans sur un truc, si tu n’es pas obsédé… »

Cette fois, son obsession s’est dirigée vers les conteneurs. Une fascination qui dure depuis très longtemps, et qu’il est conscient d’avoir alimentée au-delà du nécessaire. « Je me suis abonné à plein de sources spécialisées pour les gens de l’industrie, des flux RSS, des périodiques, des forums, des sites web… » Il est ainsi devenu incollable sur l’univers du transport maritime, parfois même en avance sur tout le monde !

Mais alors qu’il existe beaucoup d’essais, d’articles et de documentaires sur cet aspect du commerce mondial, le « roman du conteneur », comme il dit, n’existait pas encore.

C’est chose faite avec Six degrés de liberté, dans lequel Lisa, jeune femme au présent et à l’avenir flous, et Éric, crack de l’informatique devenu star du monde des affaires au Danemark, organisent une vaste entreprise pour transformer un conteneur de 40 pi en moyen de transport autonome. En parallèle (ou presque), Jay, ex-pirate informatique qui travaille pour la GRC sous une fausse identité, suit la progression d’un port à l’autre d’un conteneur surnommé Papa Zoulou, qui semble échapper à tous les contrôles.

Un résumé, précisons-le, qui est bien en deçà de toutes les ramifications, éclairs et amusements de ce roman réjouissant et brillant d’un bout à l’autre.

DÉTOURNEMENT

Dickner aime les détournements de sens et le livre en est plein – le titre du roman par exemple, Six degrés de liberté, est en fait un terme d’ingénierie qui désigne les six mouvements possibles d’un objet dans l’espace. « En fin de compte, ça n’a rien à voir avec la liberté comme telle. Mais ça désigne comment Lisa cherche à se libérer. »

À l’instar de Lisa qui aménage un conteneur pour y vivre pendant des semaines, Nicolas Dickner estime avoir lui aussi utilisé l’objet de manière subversive. « C’est un détournement de sens, elle investit le paradigme comme si c’était un truc romantique. Moi j’ai fait la même chose. J’ai pris un objet qu’on ne voit jamais sous cet angle, surtout pas en fiction, où en théorie il faut utiliser des sujets sexy. Et je l’ai rendu, je crois, un peu sexy… »

Tout peut être poétique, donc ? « Oui, poétique, anthropologique. Tout est embrassé par la culture, rien ne lui résiste. »

LA BEAUTÉ DU GESTE

Il ne faut « jamais baisser les bras devant l’adversité, toujours retourner se battre », constate le personnage Lisa au début de l’histoire. La jeune patenteuse réalise en fait que l’important n’est pas tant le résultat que le travail qui y a mené – elle ira très loin dans cette direction, les autres personnages aussi.

C’est la beauté du geste qui compte, quoi, et cette maxime pourrait s’appliquer au travail de l’écrivain. Et encore plus à celui de Nicolas Dickner : les 380 pages de Six degrés de liberté sont truffées de sens cachés, d’indices, de répétitions, de citations, d’une foule de détails subtils et invisibles à l’œil nu.

Il y a quelque chose de quasi héroïque dans cette manie qu’il a d’insérer toutes sortes d’éléments qui ont peu de chance d’être décelés par les lecteurs – « Je m’amuse avec ça, c’est central pour moi, mais en même temps ce n’est pas fait pour être vu… » Tout comme le temps qu’il a pris – deux ans – pour structurer son roman, qui comporte deux histoires dont la ligne de temps ne va pas à la même vitesse.

Il l’admet, Six degrés de liberté est son livre le plus ambitieux techniquement.

« Une fois que tu t’es donné une structure, tu dois la respecter sans faille. Je ne soupçonnais pas que ce serait un travail d’horlogerie fine à ce point. » — Nicolas Dickner

Après autant d’années de travail, de doutes, de recommencements, de coupes – il a jeté des chapitres entiers aux poubelles –, Nicolas Dickner est surtout soulagé de voir le livre enfin publié. Lui qui a vraiment cartonné avec son premier roman Nikolski – 80 000 exemplaires vendus seulement au Québec, des dizaines de milliers d’autres à l’étranger – n’a cependant pas d’attentes particulières.

« Le stress, je l’ai vécu avec Tarmac. C’était un cauchemar. Là je suis satisfait du livre, je pense que c’est mon meilleur, je crois que j’ai réussi à m’améliorer d’un livre à l’autre. Mais j’ai constaté qu’il n’y a pas de lien objectif clair, de manière générale, entre la qualité d’un texte et sa réception. Alors j’y pense, ça me titille un peu, mais pas plus. Et c’est très libérateur. »

EXTRAIT

Six degrés de liberté, de Nicolas Dickner

« Lisa respire à fond et regarde le plafond. Il faudrait d’abord déterminer ce qu’est l’expérience humaine au juste. Elle pense à sa mère, debout au centre d’un immense IKEA, et à son père assoupi dans son cubicule longue durée, elle pense au Domaine Bordeur et à monsieur Miron qui tente de démarrer sa Datsun, et même à Edwin Schwartz sur sa mezzanine, et elle pense à elle-même, assise morose dans une salle de classe sans fenêtres, en train d’assimiler des équations et des constantes – et, soudain, ça la frappe de part en part, depuis le sommet de son crâne jusque dans sa moelle épinière, ça traverse ses vertèbres comme les perles d’un collier, ça descend dans sa jambe droite et ça ressort par le gros orteil en laissant derrière une sensation d’engourdissement et une odeur de cuir grillé. »

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