Chronique 

Dialogues du troisième type

Arrival de Denis Villeneuve fait un tabac depuis qu’il a pris l’affiche, il y a un mois. Il a récolté plus de 100 millions aux guichets internationaux, sa cote auprès des critiques est phénoménale (93 % d’avis favorables, selon l’agrégateur Rotten Tomatoes) et les rumeurs d’Oscars sont à l’avenant.

Le premier film de science-fiction du cinéaste québécois est en lice pour 10 prix aux prochains Critic’s Choice Awards, le prestigieux American Film Institute l’a inscrit hier dans son top 10 de 2016, tout comme le non moins réputé National Board of Review, qui a, la semaine dernière, sacré Amy Adams actrice de l’année.

Arrival, film élégant, intelligent et ingénieux sur le rapport à l’autre – particulièrement pertinent en cette période de crise des migrants et de discours xénophobes –, met en vedette Amy Adams dans le rôle d’une experte-linguiste (Louise Banks) appelée sur les lieux d’un atterrissage de vaisseau spatial afin de décoder un message extraterrestre.

Jessica Coon est professeure associée au département de linguistique de l’Université McGill. Elle est spécialisée dans les langues mayas du Mexique et du Guatemala et la langue micmaque en Gaspésie. La Montréalaise a à la fois conseillé l’équipe de Denis Villeneuve et inspiré Amy Adams dans son interprétation du personnage de Louise Banks.

Il arrive souvent que l’on fasse appel à des consultants de différents horizons (scientifiques, politiques, militaires) sur des tournages hollywoodiens. Il est plus inhabituel qu’il s’agisse de linguistes.

« Toute l’équipe était très soucieuse que le scénario soit crédible, même si c’est de la science-fiction. C’est le fruit d’un travail très rigoureux. »

— Jessica Coon, professeure associée au département de linguistique de l’Université McGill

Lorsque les collaborateurs de Denis Villeneuve ont pris contact avec elle, Jessica Coon connaissait déjà la nouvelle de Ted Chiang, Story of Your Life, qui a inspiré le scénario d’Eric Heisserer. « Je ne suis pas très fan de science-fiction, mais je l’avais lue il y a plusieurs années. C’est une drôle de coïncidence », dit la jeune linguiste, réputée pour son travail sur le terrain, notamment au Chiapas.

La professeure, qui a fait l’objet d’articles dans le Washington Post, le Wall Street Journal, le L.A. Times et Wired, depuis quelques semaines, a lu plusieurs versions du scénario afin de s’assurer que ses concepts étaient réalistes, même dans un contexte surréaliste. Certaines de ses remarques ont été retenues, d’autres pas.

Parmi les scènes, selon elle, qui pourraient faire grincer les dents des linguistes, il y a celle au début du film où le militaire incarné par Forest Whitaker entre dans le bureau de la professeure Banks et lui dit qu’elle a été sélectionnée en raison de ses aptitudes à traduire le farsi.

« Les linguistes ne sont pas des traducteurs, dit Jessica Coon. Certains parlent plusieurs langues, mais ce n’est pas le cas de tous. Les linguistes s’intéressent aux structures linguistiques. La linguistique est une étude scientifique du langage. Mais s’il fallait que tout soit conforme à la réalité, comme le dit Eric Heisserer, les films auraient l’air de conférences TED. »

Logogrammes à démêler !

Au cœur de l’intrigue d’Arrival, il y a de très jolis logogrammes ayant la forme de taches d’encre circulaires. Imaginés par Heisserer et conçus par l’équipe du directeur artistique québécois Patrice Vermette, ces symboles ont inspiré une « bible » de mots, qui n’ont pas tous été utilisés dans le film. « On m’a envoyé les logogrammes et on m’a dit : “Les voici, tu es linguiste, essaie de démêler tout ça !”, dit Jessica Coon en riant. Certaines des annotations que l’on voit dans le film sont de moi. »

Dans un camp militaire reconstitué à L’Île-des-Sœurs, on a aussi demandé à la linguiste d’imaginer, à l’instar de Louise Banks, comment elle réagirait si elle était dépêchée d’urgence sur les lieux d’un atterrissage de vaisseau spatial par hélicoptère. « Tu t’apprêtes à échanger avec des extraterrestres. Tu as toute une équipe à ta charge. Que fais-tu ? Quelle est ta liste de priorités ? C’était très stimulant. »

S’il est parfois ardu, son travail de terrain habituel est autrement moins complexe que celui du personnage d’Amy Adams, qu’elle a rencontrée autour d’un repas dans le Vieux-Montréal, précise Jessica Coon. La chercheuse se spécialise dans des langues méconnues des Amériques (le ch’ol et le chuj des Mayas, notamment), mais elle a d’ordinaire accès à des interprètes bilingues, qui font le pont entre elle et son sujet d’étude.

« Les méthodes qu’utilise [le personnage de Louise] sont toutefois plausibles dans un contexte où l’on doit tout commencer du début. Y aller avec la base, même sous la pression de militaires qui veulent des réponses complexes, c’est la meilleure stratégie pour arriver à quelque chose. »

— Jessica Coon, professeure associée au département de linguistique de l’Université McGill

Afin d’ajouter au réalisme du film de Denis Villeneuve, tourné entièrement au Québec à l’été 2015, Jessica Coon a prêté plusieurs de ses ouvrages à la production. À l’écran, on découvre en quelque sorte une reconstitution de son bureau de l’Université McGill, tourné à l’Université Concordia avec des extérieurs de l’Université de Montréal. « Je ne sais pas si l’UQAM a aussi été mise à contribution ! », dit-elle, un sourire dans la voix.

Le scénario d’Arrival s’inspire en partie de l’hypothèse controversée de Sapir-Whorf, qui soutient que l’on appréhende le monde différemment en fonction de la langue que l’on parle. Une théorie plus largement acceptée est celle du célèbre linguiste Noam Chomsky, dont la photo est bien en vue sur le bureau de la professeure Banks. Pour Chomsky, il existe une « grammaire universelle » sous-tendant toutes les langues, qui partagent une structure et des principes syntaxiques communs.

« Que l’on soit russe ou japonais, on ne perçoit pas le monde différemment en raison de sa langue, explique Jessica Coon. Il n’y a pas de preuves de cela chez l’être humain, selon l’ensemble des recherches. Mais ça reste un film de science-fiction ! Il n’y a pas eu d’études chez les extraterrestres hexapodes… »

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