CHRONIQUE

Le turban dans la pièce

C’était peut-être la question cachée de l’urne. Le turban dans la pièce. Pas juste au Québec, où la question des signes religieux est « sensible ». Mais ailleurs au Canada aussi, où 40 % des citoyens jugent qu’il y a « trop » de minorités visibles au pays.

Enlevez ce turban, rasez la barbe, mais gardez la moustache, ajoutez des cheveux gris. Jagmeet Singh aurait-il pu faire comme Jack Layton et créer une nouvelle vague orange ? Peut-être pas, puisque le contexte qui a donné lieu à cette vague en 2011 était bien différent et que le NPD avait d’autres ennuis bien avant l’arrivée de Jagmeet Singh. De là à dire que le turban n’y est pour rien dans le déclin du parti au Québec, il y a un pas… Le contexte est différent, soit. Mais c’est quand même au Québec que le NPD a fait ses meilleurs scores provinciaux aux deux dernières élections. Comment expliquer que malgré le fait que le chef néo-démocrate ait mené une campagne très positive, axée sur l’environnement et la lutte contre les inégalités, cela ne s’est pas traduit par plus de votes pour son parti ?

Réponse d’un lecteur, à l’image de nombreux autres messages désolants reçus durant cette campagne : « Les turbanos et les elephant drivers n’ont pas leur place ici au Québec. »

Le turban de Jagmeet Singh représente un « défi supplémentaire » au Québec pour les candidats néo-démocrates, reconnaissait candidement il y a quelques semaines le député sortant du NPD Robert Aubin, qui a tenté en vain d’obtenir un troisième mandat dans la circonscription de Trois-Rivières. « On me parle toujours de son turban partout », disait-il en entrevue avec La Presse canadienne au début de la campagne, en ajoutant que la publicité du NPD dans laquelle on voit le chef néo-démocrate avec et sans turban contribuait toutefois à changer le regard des gens de façon positive. Mais pour certains, on l’aura compris, c’est peine perdue.

La question était de savoir si on arriverait à convaincre un assez grand nombre d’électeurs à s’intéresser davantage à l’homme sous le turban… On devinait déjà la réponse : non.

Malgré les résultats d’hier soir, qui ne sont pas à l’image de la qualité de sa campagne, Jagmeet Singh, premier chef issu d’une minorité religieuse bien visible à aspirer au poste de premier ministre, aura fait œuvre utile, ne serait-ce qu’en montrant au grand jour ce que des citoyens qui affichent des différences peuvent vivre au quotidien. Il aura montré comment, pour certains électeurs – je parle bien de « certains » et non de « tous » les citoyens qui appuient la Loi sur la laïcité de l’État –, ce qu’ils appellent « laïcité » sert de paravent à une xénophobie de plus en plus décomplexée et banalisée. Pour certains, « je ne suis pas raciste, je suis pour la laïcité [sic] » est le nouveau « je ne suis pas raciste, j’ai un ami noir (ou musulman ou sikh…) ». Et des propos élogieux à l’endroit de Marine Le Pen ou à caractère islamophobe, au nom de la « laïcité », n’ont pas empêché par exemple la candidate bloquiste de Beauport, Caroline Desbiens, d’être élue hier soir. Elle a fini par s’excuser, soit. Mais le plus inquiétant n’est pas de dire de telles choses. Le plus inquiétant, c’est d’être élu et de le penser.

En invitant les électeurs à le juger non pas pour ce qu’il porte sur sa tête, mais pour les idées qu’il met de l’avant, en se montrant toujours au-dessus de la mêlée, Jagmeet Singh a montré les paradoxes de ceux qui disent toujours « oui, mais son turban »…

On tient pour acquis que le progressisme est une affaire de signes religieux. Alors que le chef néo-démocrate nous montre très bien que l’on peut porter un turban et être beaucoup plus progressiste en matière de droit à l’avortement ou de droits des LGBTQ qu’un chef aux yeux bleus qui ne porte aucun signe religieux apparent.

Le chef du NPD aura aussi fait œuvre utile en répondant toujours avec classe aux injures racistes qu’il a dû essuyer. Que l’on pense à sa réponse à ce citoyen anglophone croisé au marché Atwater à Montréal qui a sommé le chef du NPD de retirer son turban pour avoir l’air « canadien ». Un incident raciste, que le premier ministre François Legault a qualifié d’« inacceptable », en s’inscrivant en faux contre ceux qui croient que de s’en prendre à un homme d’une minorité religieuse n’a rien à voir avec le racisme.

Devant ce badaud, Singh aurait été en droit de se fâcher. Mais non. Il a appelé son interlocuteur « Sir » et lui a dit en souriant poliment, avant de s’éloigner : « Je crois que les Canadiens ressemblent à toutes sortes de gens. C’est la beauté du Canada. » Une réponse polie qui ne l’a pas empêché par la suite de dénoncer haut et fort les préjugés et la discrimination systémique qui existe partout au Canada et qui touche particulièrement les minorités dites « visibles ».

Selon une étude de la firme Ekos publiée au printemps, la proportion de Canadiens qui jugent qu’il y a trop de minorités visibles au pays a augmenté de façon significative ces dernières années. Et en dépit des idées reçues à ce sujet, le Québec n’est pas la province où ce sentiment est le plus fort. Alors que, selon le sondage Ekos, 30 % des Québécois estiment que les minorités visibles prennent trop de place, la proportion monte à 46 % chez les Ontariens et à 56 % en Alberta. Si cette attitude de fermeture est particulièrement forte chez les sympathisants conservateurs (69% en 2019), elle existe aussi chez les sympathisants libéraux (15% en 2019), néo-démocrates (27% en 2019) et bloquistes (30% en 2017).

La montée du courant anti-immigration ou anti-minorité visible n’est pas si spectaculaire, note Ekos. Ce qui l’est davantage, c’est le niveau de polarisation idéologique et partisane autour de cet enjeu, qui influence le vote comme jamais auparavant au Canada.

Le turban dans la pièce, il est là. Et de toute évidence, il faut plus qu’une bonne campagne électorale pour en venir à bout.

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