Chronique

Ma sœur, ma mère et le puits de lumière

Il est 22 h. Ma mère prend son bain. Si mon père et moi avons des besoins, on avait intérêt à les faire avant. Parce qu’à partir de maintenant, la salle de bains sera indisponible pour longtemps. Si on l’a oublié, on va le regretter.

Ma mère n’arrête pas, du petit matin jusqu’au soir. La cuisine, les lits, le ménage, le lavage, le repassage, les courses, le travail, les plantes, la chatte, le bénévolat. Une dynamo. Son seul temps de repos, son seul temps pour elle seulement, pour elle vraiment, c’est son bain. Ç’a toujours été comme ça. Mais avant, ça durait autour d’une demi-heure ; maintenant, c’est sans fin.

Depuis que ma sœur habite le logement d’en haut, elles se synchronisent. Ce sont des baigneuses synchronisées. Quand ma mère fait couler son bain, en bas, ma sœur fait couler son bain, en haut. Les deux salles de bains sont l’une au-dessus de l’autre. Elles plongent dans la baignoire au même moment. Et la conversation commence. Grâce au puits de lumière, elles s’entendent à merveille. Comme si elles étaient l’une à côté de l’autre. Alors, elles en profitent, elles se racontent leur journée, tout en faisant leur toilette.

Il est 22 h 45. Le match de hockey est terminé. Mon père et moi avons envie. Le paternel cogne à la porte de la salle de bains : 

« As-tu bientôt fini ?

— J’achève, j’achève… »

Puis maman se remet à parler avec Dominique. Mon père revient dans le salon. Il s’allume une cigarette.

« Veux-tu ben me dire ce qu’elles ont tant à se raconter ! Elles se sont vues au souper. »

Pour mon père et moi, les interminables conversations entre ma mère et ma sœur sont un mystère. Nous, un coup qu’on s’est dit que le Canadien a bien joué, on a fait le tour. Y’a rien à ajouter. Mon père me regarde : « Va donc t’essayer. »

J’arrive devant la porte verrouillée. J’entends rire ma sœur, et ma mère lui demander : « Alors qu’est-ce que tu lui as répondu ? » Je cogne : 

« C’est qui ?

— Ben, c’est Stéphane…

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Ben, aller à la toilette…

— Ce sera pas long, ce sera pas long.

— C’est parce qu’il est 11 h…

— Oui, oui, on a bientôt fini. »

Je retourne dans le salon. Il y a un film avec Louis de Funès qui vient de commencer. Ça va nous faire patienter. L’occupation de l’unique salle de bains de la maison, par la partie féminine de la famille, a toujours été un souci pour la partie masculine. Quand mon frère vivait encore avec nous, on avait au moins le poids de la majorité pour faire pression. Mais maintenant qu’il pratique la médecine au Nouveau-Brunswick, on est à égalité.

Deux gars, deux filles. Ma sœur a beau habiter le logement du dessus, c’est comme si elle vivait avec nous. Surtout quand elle prend son bain.

Minuit. On entend la clef de la serrure de la salle de bains tourner. Ma mère en sort. Mon père et moi, on se lève d’un bond. Il me dit : « Vas-y en premier, mon gars. » Je lui dis merci. Et je me précipite. Hé boy, qu’il fait chaud. Un vrai sauna. Les miroirs sont embués. En deux minutes, j’ai tout fini. Au tour de papa.

Durant des années, ce fut ainsi, tous les soirs. Les conversations à travers le puits de lumière duraient au moins deux heures. Parfois trois. Ma mère et ma sœur avaient toujours quelque chose à se jaser. Chacune dans son bain mousse, elles s’envoyaient des bulles d’amour, d’un étage à l’autre.

Aujourd’hui, ma sœur habite toujours en haut, et ma mère, en bas. Ma mère est à quelques jours d’avoir 95 ans. Sa santé est très fragile.

Elles se parlent toujours, à l’heure du bain, mais cette fois de très près, puisque ma sœur aide ma mère à faire sa toilette.

Pour veiller sur ma mère la nuit, Dominique a installé un moniteur audio qui lui permet d’entendre ce qui se passe dans la chambre de ma mère. Le haut-parleur ne fonctionne pas à batterie. Il est branché dans le mur. L’autre nuit, à cause des grands vents, la rue Notre-Dame-de-Grâce a manqué d’électricité. L’appareil ne pouvait plus fonctionner. Ma sœur a proposé à ma mère de dormir avec elle. Ma mère n’a pas voulu : « Ne t’inquiète pas, ma fille, dors une bonne nuit dans ton lit, tout va bien aller. »

Ma sœur est montée chez elle. Elle a pris son oreiller et sa douillette et s’est allongée dans sa salle de bains. La chambre de ma mère est à côté de la salle de bains du bas. Si jamais il arrivait quelque chose, si jamais ma mère avait mal, si jamais elle l’appelait dans son sommeil, ma sœur pourrait l’entendre, à travers le puits de lumière.

Bonne fête à toutes les mamans !

Bonne fête à la mienne que j’aime tellement !

Et merci à ma sœur, pour toute la lumière, entre ma mère et elle.

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