CHRONIQUE

Quand la mort s’acharne

Un adolescent qui gît 15 ou 20 minutes au fond d’une piscine sans que personne s’en aperçoive, des parents croyants qui espèrent sauver leur fils avec des prières, un hôpital qui demande que l’enfant soit débranché, des avocats qui débarquent en catastrophe dans le dossier. C’est comme ça que Blessing Moukoko, 14 ans, est mort. Rencontre avec ses parents.

C’est le père de Blessing, Jean-Claude, qui a appris la nouvelle le premier. La police l’a appelé pour lui dire que son fils de 14 ans avait été retrouvé au fond de la piscine du centre Père-Marquette, où il suivait des cours de natation avec les élèves de sa classe.

« J’ai crié : “NON !” La police m’a dit : “Ne bougez pas, on arrive.” Je tremblais de tous mes membres. Je me suis dit : “C’est un cauchemar.” »

La police l’a accompagné à l’hôpital où son fils reposait entre la vie et la mort après être resté 15 à 20 minutes sous l’eau.

Jean-Claude a pensé à sa femme, Évelyne. Ils étaient en plein divorce, et leurs relations étaient tendues.

Quand il l’a jointe au téléphone, il a tout de suite compris qu’elle ne savait rien. Il a eu peur de lui dire la vérité.

« Je te rappelle plus tard.

— Non ! Non ! Dis-moi tout de suite, a-t-elle insisté. C’est les enfants ?

— Oui, Blessing. Il a eu un accident. Il a été transféré à Sainte-Justine.

— C’est grave ?

— Je ne sais pas.

— Il respire ?

— Oui, il respire. »

« J’ai pris peur… », raconte Évelyne. Elle s’arrête au milieu de sa phrase, comme si la mort de son fils la frappait de nouveau.

Jean-Claude pose tendrement sa main sur elle. Ils sont assis côte à côte dans le salon beige et blanc du modeste appartement d’Évelyne, situé dans le quartier Rosemont. Sur un des murs, un autel improvisé. On y voit des photos de Blessing enfant, des fleurs, des bougies, un ourson et un ballon de basketball.

La mort de leur fils les a rapprochés. « Tout le tissu déchiré a été mis de côté », dit Évelyne.

Je les ai rencontrés mercredi, trois jours avant les funérailles qui se déroulent aujourd’hui. L’appartement ne désemplissait pas : des amis et de la famille venue du Congo et de la France entraient et sortaient, tous stupéfiés par la mort brutale et inattendue d’un adolescent de 14 ans. C’est au milieu de ce va-et-vient que les parents de Blessing m’ont raconté la mort de leur fils.

***

Quand Jean-Claude est arrivé à l’hôpital, le médecin l’attendait. « Votre enfant est dans un état critique, lui a-t-il dit. Le cerveau est beaucoup entamé. »

Jean-Claude était pétrifié. Tout lui faisait peur : le décor, le policier toujours présent, les mots « état critique » et « cerveau entamé » qui tournaient en boucle dans sa tête, sans oublier le travailleur social qui lui disait : « Calmez-vous, monsieur, calmez-vous. »

« Je me suis dit que c’était vraiment grave. J’ai pensé à Évelyne. Comment allait-elle réagir ? »

Évelyne est arrivée à l’hôpital dans un état second. Elle ne comprenait pas ce que le médecin lui disait. Assise par terre, elle a vu le monde s’effondrer autour d’elle.

« C’est comme si on m’avait tuée à petit feu. C’était dur, trop dur. »

Elle a été au chevet de son fils et elle lui a parlé en pleurant. « Blessing, c’est maman. Qu’est-ce qui est arrivé ? Tiens bon, mon grand, accroche-toi, tu vas sortir de là. »

« Il réagissait à mes paroles, se rappelle Évelyne. Des larmes coulaient sur ses joues. Son corps était chaud et son cœur battait. »

Mais la mort a eu le dernier mot.

Le jeudi 15 février, vers 9 h du matin, la sauveteuse a sorti de l’eau le corps de Blessing. Deux jours et demi plus tard, le samedi, à 17 h 25, les médecins ont prononcé sa mort cérébrale.

Seul un miracle pouvait sauver Blessing.

Évelyne croit aux miracles. C’est là qu’elle a commencé à se battre contre l’hôpital qui voulait débrancher son fils.

***

La veille de sa mort, Blessing rigolait avec ses frères et ses cousins. Dans la cuisine, les quatre garçons, âgés de 13 à 22 ans, s’amusaient ferme. À 22 h, Évelyne les a gentiment rappelés à l’ordre.

« Ils riaient aux éclats, se souvient-elle. Je leur ai dit d’aller se coucher, sinon ils seraient en retard à l’école. »

Blessing lui a répondu : « Mais non, maman, on ne sera pas en retard. »

Il avait un cours de natation le lendemain. Il ne savait pas vraiment nager. Il préférait le soccer et le basketball. Surtout le basket. Il rêvait de devenir le futur Michael Jordan.

Tous les matins, avant de partir à l’école, Blessing disait : « À ce soir, maman ! »

Ce soir-là, il n’est pas revenu à la maison.

***

Les parents de Blessing refusaient de croire à la mort clinique de leur fils. Deux jours plus tard, le lundi, ils ont demandé un deuxième avis médical. L’hôpital a accepté, mais à la condition que Blessing soit débranché si sa mort était confirmée.

Évelyne croyait que ses prières sauveraient son fils. Elle a rameuté des amis, des prêtres et des pasteurs. Tous ont prié pour le salut de Blessing.

Évelyne est catholique, Jean-Claude, protestant.

« Je connais une nièce qui a été déclarée cliniquement morte, m’explique Évelyne. Après trois jours, elle est revenue à la vie. »

L’hôpital lui a parlé de dons d’organes, une procédure normale quand une personne est déclarée cliniquement morte, mais cette demande a heurté Évelyne. Mon enfant va vivre, s’est-elle dit, pourquoi donner ses organes ?

« Ça m’a tellement choquée ! Ils nous faisaient une pression sans précédent. »

La situation s’est corsée. Désespérés, les parents ont appelé l’avocat Jean-Pierre Ménard, connu pour ses batailles médicales.

Les parents de Blessing et l’hôpital devaient se rencontrer le mardi à 21 h pour s’entendre sur le deuxième avis médical et le débranchement. L’arrivée de Jean-Pierre Ménard a changé la donne. La réunion a été reportée au lendemain, mercredi.

« Tout ce qu’on voulait, c’était un jour ou deux de plus, plaide Évelyne. On avait besoin de temps. Pour nous, c’était toute la différence. »

Du temps pour que les prières sauvent Blessing.

Mais le mercredi matin, à 6 h 30, Blessing est mort. Il était toujours branché. C’est son cœur qui avait cessé de battre.

***

Lorsque Jean-Claude et Évelyne sont arrivés au Canada en décembre 2010, ils étaient fous de joie.

Ils avaient passé sept ans à Londres sans leurs enfants. La guerre au Congo-Brazzaville avait éparpillé la famille. Blessing était resté en Afrique, où il vivait chez la sœur d’Évelyne.

Trois mois après l’arrivée de Jean-Claude et Évelyne au Québec, les garçons les ont rejoints. C’était en mars 2011. La famille était enfin réunie après des années d’errance.

À son arrivée au Canada, le douanier a souhaité la bienvenue à Évelyne. La première fois qu’elle a pris l’autobus, le chauffeur lui a dit : « Bon matin. »

Évelyne était émue. Elle s’est dit que c’était l’endroit idéal pour élever des enfants.

Sept ans plus tard, elle enterre son plus jeune, Blessing.

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