Chronique

« Je ne retourne pas en CHSLD »

Gino Lebel est « lourdement handicapé », comme on dit. Fauteuil roulant, muscles qui perdent de leur tonus : c’est le kit qui vient avec la dystrophie musculaire.

Au téléphone, Gino parlait légèrement du nez. C’est la faute de l’appareil qui le tient en vie, qui respire pour lui : il est branché dans ses narines.

Il n’a pas une tête de bagarreur, mais depuis quelques semaines, Gino se bat… pour ne pas perdre sa maison.

La Maison Jean-Eudes-Bergeron, pour être plus précis, la « ressource intermédiaire » – affreux nom, bienvenue dans le goulag terminologique de la santé et des services sociaux – où il habite à Alma.

La Maison Jean-Eudes-Bergeron abrite 20 résidants lourdement handicapés, tous unis dans les mêmes sables mouvants des maladies dégénératives et incurables. Tous menacés d’être mis à la porte le 1er juillet parce que le financement étatique n’est pas à la hauteur des besoins réels de la Maison.

J’appelais Gino parce qu’il est le leader de la rébellion qui essaie d’éviter cette fermeture.

Grosse histoire locale, histoire qui dit quelque chose sur la vie de personne handicapée dans cette province. Histoire qui n’a eu aucun retentissement hors du Saguenay–Lac-Saint-Jean…

Gino m’expliquait donc son désarroi et, un peu, sa vie : 27 déménagements en 43 ans. Il a habité chez sa maman, en famille d’accueil, en CHSLD, de retour chez sa maman quand une famille l’accueillait tout croche…

« Attends, Gino, t’as déménagé 27 fois ?

 – Oui, 28, si on ferme le 1er juillet…

 – Bouge pas, j’arrive. »

J’ai sauté dans mon char et je suis allé voir Gino à Alma.

***

C’est toujours une question de fric. Ce l’est aussi pour la menace de fermeture de la Maison Jean-Eudes-Bergeron.

Je vous fais un topo rapide, si vous permettez…

C’est la Coopérative de services à domicile Lac-Saint-Jean-Est qui gère la R.I. – diminutif de ressource intermédiaire – qu’est la Maison Jean-Eudes-Bergeron. La Coop a 220 employés qui œuvrent dans cinq établissements et auprès de 900 personnes âgées à domicile.

Pour prendre soin des 20 résidants de Jean-Eudes-Bergeron, la Coop reçoit 360 588 $, ce qui donne 17 000 heures en salaires (15 à 16 $ l’heure).

Cette somme est calculée en fonction de ce qu’on appelle « l’outil de classification », qui donne une cote à chaque résidant selon ses besoins, sur une échelle de 1 à 6.

Mais pour bien assurer le service, la Coop donne non pas 17 000 heures en salaires, mais 25 000.

Ce manque à gagner reflète ce que l’Association des ressources intermédiaires en hébergement du Québec (ARIHQ) dénonce depuis des années : le fameux outil de classification ne donne pas une idée réelle des besoins, il les sous-évalue…

Il les sous-évalue tellement, selon Patrick Savard, de la Coop, que même à 25 000 heures, ce n’est pas suffisant. Il en faudrait plus.

Alors le trou est de 23 000 $ par mois. L’équivalent, grosso modo, de 275 000 $ par année. La Coop ne peut plus combler ce trou. Elle demande l’aide de Québec…

Ça peut sembler énorme. Mais en CHSLD, Gino coûterait 252 $ par jour. Dans la R.I. Jean-Eudes-Bergeron, il en coûte 120 $. La Coop demande 40 $ de plus par jour : 160 $ par jour par résidant.

C’est encore 90 $ de moins que si Gino était en CHSLD…

***

S’ils n’étaient pas dans cette R.I. financée par Québec et administrée par la Coopérative de services à domicile Lac-Saint-Jean-Est, les 20 résidants de la Maison Jean-Eudes-Bergeron seraient dans un CHSLD.

Et c’est leur plus grande peur : qu’on les envoie dans un CHSLD.

Gino, qui me reçoit avec sa gang dans la grande salle du deuxième étage. 

« J’ai vécu sept ans en CHSLD. Sept ans où je voulais juste une chose : en sortir. Je vivais avec des gens âgés, des gens qui ont l’alzheimer. Quand j’ai eu la chance de venir ici, je l’ai prise. Je retourne pas là. »

— Gino Lebel

Martial Bernier a eu un diagnostic de sclérose en plaques à 29 ans. Il a habité en CHSLD.

« Si ça ferme, ici, Martial…

– Je vais devoir retourner en CHSLD.

– Et…

– T’es couché 12 heures par jour, dans une chambre minuscule. Ils te lèvent à telle heure, ils te couchent à telle heure. T’as rien à dire. »

Mais le pire, dit Martial, c’est le décalage entre lui et le reste des résidants du CHSLD, des personnes âgées minées par des troubles cognitifs : « Le monde à qui je pouvais parler, il n’y en avait pas beaucoup. On est bien mieux icitte. Ça me fait freaker de penser que je pourrais retourner en CHSLD. »

Gino : « Quand j’ai vécu en CHSLD, il y avait deux personnes avec qui je pouvais parler. Et elles ont fini par mourir. Restait juste mon ami Jean-François pis ma mère, qui venaient me visiter. »

Sébastien, lui, est passé directement de la maison de ses parents à la Maison Jean-Eudes-Bergeron. À l’aube de ses 30 ans, il a choisi de partir pour donner un répit à ses parents. Il a trouvé ici une gang, sa gang, une tribu d’humains comme lui, qui se soutiennent, qui se comprennent…

Il a le même fauteuil, le même masque que son ami Gino : il a la même dystrophie musculaire que Gino. Quand il regarde Gino, ses yeux brillent : c’est son ami, son mentor.

« Mes amis sont là. Ils m’encouragent dans les épreuves. Avoir cette maladie… C’est une épreuve. Le fauteuil, le respirateur : c’est dur à accepter. Je veux pas, en plus, avoir à déménager…

 – Et si t’es pas ici..

 – Je serai au CHSLD, dans ma condition. Et de ce que j’ai vu du CHSLD quand Gino restait là… Je veux pas ça. »

Gino intervient, revient sur la vie, sa vie en CHSLD. La vieille voisine qui allume sa télé à plein volume à 3 h du matin. L’odeur de merde, parce que des résidants en démence font un besoin dans le couloir.

« C’est pas sa faute si elle se soulage dans le couloir. Elle est malade. Mais tout ça, c’est pas adapté à ma condition. Ce qui est adapté à ma condition, c’est ici, maintenant.

 – La grande différence, Gino, entre ta vie au CHSLD et maintenant ?

 – Quand je suis arrivé ici, j’ai dit à ma mère quelque chose que je n’avais jamais dit.

 – Quoi ?

 – Je lui ai dit : je suis chez moi. »

Au coin de la table, Diane Rousseau, la mère de Gino, n’a rien dit.

Mais sa lèvre inférieure tremblait, et ça voulait tout dire.

J’ai pensé à Alexandre Cloutier, le député local, qui s’est investi dans la bataille de la Maison, et qui m’a dit que ce dossier l’a secoué « comme peu d’autres dans [sa] carrière politique »…

Je le comprends.

***

La région s’est mobilisée. Deux marches de solidarité. Deux rencontres avec la ministre déléguée aux Services sociaux, Lucie Charlebois.

J’ai parlé à Mme Charlebois. Elle se dit en « mode solution », et…

Et je la crois.

Mme Charlebois a mis sa sous-ministre sur le cas, pour trouver un modèle qui puisse sauver la Maison Jean-Eudes-Bergeron. Personne, dit-elle, ne veut mettre ces gens dehors…

Le « mode solution » privilégié, présentement, est, comment dire…

Compliqué ?

Il implique une transformation en « îlot résidentiel » géré par l’Office municipal d’habitation (OMH) qui relève de la Société d’habitation du Québec (SHQ) qui est elle-même rattachée au ministère des Affaires municipales…

Un jour, j’ai fait une chronique sur le physicien québécois Yves Sirois, qui a bossé sur la découverte du boson de Higgs, « qui a donné la masse aux particules environ un millième de milliardième de seconde après la naissance de l’Univers », enfin, un truc trèèèèès compliqué…

Que j’ai mieux compris que la possible migration du financement de la Maison Jean-Eudes-Bergeron vers l’univers de la SHQ/OMH…

Je ne dois pas être si tata parce que la Coop a – tenez-vous bien – demandé une subvention à Emploi Québec pour pouvoir embaucher un consultant qui va piloter cette demande à la Société d’habitation du Québec, tant ça demande une expertise pointue !

Ça pourrait prendre des mois. Ou des années.

(On me permettra une vacherie dans cette chronique, une seule… Est-ce que Bombardier a dû demander une subvention pour pouvoir naviguer vers son financement étatique de 1,3 milliard ?)

Est-ce que Québec va allonger les 23 000 $ par mois nécessaires pour garder la Maison ouverte, après le 1er juillet, en « financement intérimaire et temporaire » ?

On étudie le dossier, m’a fait savoir hier le cabinet de la ministre Lucie Charlebois.

***

Ma visite tirait à sa fin. Je jasais avec Chantal Gosselin, dont le chum Yvon, 53 ans, atteint de sclérose en plaques, est résidant à Jean-Eudes-Bergeron.

« Le mot “famille” revient souvent, quand je parle aux résidants…

 – Oui. C’est une belle petite gang. Ils se connaissent tous, s’appuient. Ils se sont liés. Il devrait y en avoir partout, des centres comme ça. Mais il n’y en a pas. C’est important pour eux, ils sont dans un contexte normal.

 – Normal ?

 – Oui, par les liens qu’ils ont construits entre eux. »

Sur ce, Gino s’invite dans le bureau. Il a de quoi à dire sur le mot « normal » : 

« Être bien entouré, c’est ça, être normal. On vit tous une maladie. Chacun aide l’autre à la vivre. »

Gino s’attarde, me dit qu’au CHSLD, il avait contemplé le suicide ; qu’il va demander à son ami JF de l’enchaîner ici, s’il le faut, si on veut l’envoyer en CHSLD…

Puis, Gino sort, rejoint Sébastien qui l’attendait dans le couloir.

Chantal : « Tout ce stress, cette incertitude. Ils n’ont pas besoin de ça, en plus d’être malades. Vous imaginez ? »

Non, Chantal, je n’imagine pas.

Gino et sa gang seront à Québec aujourd’hui, sur la colline Parlementaire. Ils ont des trucs à dire au gouvernement.

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