Droits compensatoires sur la C Series

Malgré les menaces, Ottawa doit 3 milliards à Boeing

Ottawa — Malgré les menaces d’Ottawa de couper les ponts avec Boeing, le gouvernement canadien s’est déjà engagé à verser au moins 2,9 milliards de dollars à l’entreprise américaine au cours des 20 prochaines années en raison de plusieurs contrats déjà signés, révèlent des données colligées par La Presse.

Le premier ministre Justin Trudeau ainsi que des membres de son cabinet martèlent depuis mardi l’intention du Canada de ne plus « faire affaire » avec Boeing pour protester contre une décision rendue par le département américain du Commerce. Celui-ci compte imposer des droits compensatoires de 220 % aux avions C Series de Bombardier à la suite d’une plainte déposée par Boeing.

Ottawa songe ainsi à interrompre ses discussions avec Boeing au sujet de l’achat de 18 avions de chasse Super Hornet, un contrat évalué à 6,4 milliards. Le gouvernement est aussi en train de réviser « tous les approvisionnements » en vigueur avec l’entreprise de Chicago, a confié hier une source de haut niveau.

Déchirer les ententes ?

L’interruption des relations commerciales entre le Canada et Boeing, souhaitée par plusieurs à Ottawa et à Québec, serait toutefois bien difficile à mettre en application, avance l’expert en défense David Perry, du Canadian Global Affairs Institute.

« Le gouvernement [Trudeau] a dit qu’il n’aurait plus aucune communication avec Boeing, mais cela ne peut être complètement vrai, à moins que nous déchirions toutes les ententes et les contrats d’entretien pour des équipements de Boeing qui sont déjà en service », a expliqué l’analyste.

Boeing est notamment responsable de la fourniture et de l’entretien des avions C17 et des hélicoptères Chinook utilisés par l’armée canadienne. L’entreprise procure aussi des systèmes de communication par satellite et des drones.

Selon une liste gouvernementale, les « obligations actuelles » d’Ottawa envers Boeing s’élèvent à 2,9 milliards de dollars. Les contrats d’approvisionnement déjà en cours arrivent à échéance entre 2019 et 2038.

« Jeu dangereux »

Patrick Leblond, professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa, estime que les troupes de Trudeau jouent un « jeu dangereux » avec leurs menaces de plus en plus corsées contre Boeing.

Le géant de l’aéronautique – dont la capitalisation boursière s’élève à 318 milliards – poursuivra sans aucun doute le gouvernement s’il annule des ententes déjà signées, dit M. Leblond. De nombreux fournisseurs canadiens du groupe, répartis dans plusieurs provinces, pourraient aussi être pénalisés si la situation s’envenime.

« Ça pourrait vite devenir un bordel, et est-ce que M. Trump pourrait s’en mêler ? a-t-il avancé. La dernière chose qu’on veut, c’est que M. Trump commence à se mêler de ces histoires-là. »

Une simple « dispute commerciale », dit Boeing

Dans un courriel à La Presse, un porte-parole de Boeing, Dan Curran, a insisté sur le fait que son entreprise n’avait lancé aucune poursuite ou attaque contre le Canada. « Il s’agit d’une dispute commerciale avec Bombardier, qui a vendu ses avions de la C Series aux États-Unis à des prix absurdement bas. »

M. Curran a refusé de conjecturer sur la possible résiliation d’ententes entre le Canada et Boeing. Il souligne que l’avionneur emploie 2000 personnes et génère 15 500 emplois indirects chez 560 fournisseurs au Canada, injectant du même coup 4 milliards chaque année dans l’économie nationale.

À Québec, le premier ministre Philippe Couillard a exhorté hier le gouvernement fédéral à adopter la ligne « très dure » envers Boeing. « Pas un boulon, pas une pièce » ne devrait entrer au Canada tant que le dossier de Bombardier ne sera pas réglé, a-t-il proposé.

Droits compensatoires sur la C Series

Bombardier s’en remettra, estiment des analystes

Malgré l’imposition de droits compensatoires de 220 % sur ses avions de la C Series aux États-Unis, tout n’est pas perdu pour Bombardier. Son principal client, Delta, continue de l’appuyer et au moins deux analystes du secteur aérien estiment que l’entreprise pourrait s’en tirer même sans accès au marché américain.

Comme elle l’avait fait dans les minutes suivant l’annonce, mardi, Delta Air Lines a défendu Bombardier sur de nombreuses tribunes, hier. Son président et chef de la direction Ed Bastian a notamment qualifié la décision du département américain du Commerce d’« absurde » lors d’une conférence tenue à New York.

« Le simple fait que cela constitue une dispute commerciale est étrange », a-t-il ajouté, affirmant que les prétentions de Boeing constituaient « l’hypocrisie ultime », selon Reuters.

Plus tard, en entrevue avec CNBC, il a reconnu que la surtaxe de 220 % rendrait les avions de la C Series inabordables, mais a dit croire qu’elle ne se matérialiserait pas et a déclaré que ceux-ci seraient « [leurs] meilleurs avions pour les vols intérieurs ».

Pas d’inquiétude chez les analystes

En Bourse, le titre de Bombardier a perdu hier le gain soudain qu’il avait mystérieusement effectué en milieu d’après-midi mardi. Il a terminé la journée en baisse de 7,5 % à 2,10 $, près de son cours de 2,14 $ à la fermeture de lundi.

De façon générale, les différents observateurs ont semblé ne pas s’inquiéter outre mesure de la décision rendue mardi, qui n’aura pas d’application concrète à court terme et qui, jugent-ils, sera vraisemblablement infirmée au cours des prochains mois.

« D’ici à décembre, je ne m’en fais pas pour la C Series », a d’abord indiqué l’analyste Richard Aboulafia, de la firme américaine Teal Group. Le département du Commerce doit rendre sa décision définitive au plus tard le 18 décembre. Ce sera ensuite à la Commission sur le commerce international (ITC), un autre organisme américain, de rendre un jugement.

« Si la décision du Commerce tient, il faut que l’ITC montre qu’elle fonctionne, estime M. Aboulafia. Sinon, le Canada et le Royaume-Uni auront raison d’être embêtés. […] Je refuse de croire que nous sommes dans un monde où l’ITC pourrait faire cela sans être mise au défi par une autorité supérieure. Mais supposons que nous en sommes là, oui, je crois que la C Series pourrait quand même survivre, parce que le gouvernement du Canada deviendrait probablement plus actif dans sa mise en marché. »

Des débouchés ailleurs qu’aux États-Unis

Pour Scott Hamilton, de la firme Leeham située dans la région de Seattle, les meilleurs espoirs de la C Series ne sont de toute façon pas aux États-Unis.

« American est un opérateur d’Airbus A319, United doit encore être convaincue de l’utilité des avions de 100 places, Southwest est vendue à Boeing, Frontier et Allegiant sont vendues à Airbus, énumère-t-il. JetBlue et Spirit utilisent des Airbus et pourraient être convaincues, mais on parle de quelques avions, pas de centaines. »

Kevin Chiang, de la CIBC, a justement écrit à ses clients qu’à ses yeux, « le plus important est que les rumeurs d’un intérêt chinois pour la C Series vont aider à améliorer le sentiment général envers le programme ».

La décision du Commerce américain fait néanmoins mal, juge M. Hamilton, parce qu’elle renforce la cause de la brésilienne Embraer aux dépens de Bombardier devant l’Organisation mondiale du commerce.

« Mais comme on l’a vu dans des batailles entre le Canada et le Brésil ou entre les États-Unis et l’Europe, ces plaintes prennent des années de procédure et il n’y a aucun pouvoir d’application. »

Air Baltic pourrait acheter 14 CS300 supplémentaires

À défaut des États-Unis, Bombardier pourrait bientôt conclure une vente d’appareils C Series en Lettonie, auprès d’un client familier. Martin Gauss, président et chef de la direction d’Air Baltic, a indiqué à l’agence Bloomberg qu’il pourrait passer une commande pour 14 avions CS300 additionnels avant la fin de l’année 2018. Air Baltic est l’un des deux transporteurs aériens dans le monde qui exploitent des avions de la C Series actuellement. Au prix courant, il s’agirait d’une commande d’environ 1,25 milliard de dollars américains. Ces avions en remplaceraient d’autres de Bombardier actuellement en service avec Air Baltic, des Q400.

— Jean-François Codère, La Presse

Une nouvelle qui fait réagir à l’international

Au-delà des frontières québécoises et canadiennes, l’annonce de l’imposition de droits compensatoires sur la C Series a eu des échos au Brésil, en Grande-Bretagne et en Irlande du Nord. Survol des réactions.

Philippe Couillard, premier ministre du Québec

Le premier ministre du Québec, Philippe Couillard, a exhorté hier le gouvernement fédéral à adopter une attitude inflexible envers « l’arrogante » Boeing. « Le Québec a été attaqué, le Québec va résister, le Québec va se rassembler. On va tous défendre ensemble nos travailleurs. Je demande au gouvernement fédéral et au premier ministre Trudeau de maintenir la ligne dure, très dure. Pas un boulon, pas une pièce, bien sûr pas un avion venant de Boeing [vendu] au Canada tant que ce conflit n’est pas réglé de façon juste », a dit M. Couillard.

Justin Trudeau, premier ministre du Canada

À Ottawa, le premier ministre Justin Trudeau a réagi hier matin, sans toutefois répéter sa menace à l’endroit de Boeing. « Évidemment, c’est une décision décevante, mais comme je l’ai toujours dit, on va toujours se battre pour les emplois canadiens », a-t-il déclaré. Justin Trudeau avait menacé il y a quelques semaines de ne plus acheter à Boeing ses avions de chasse Super Hornet si l’entreprise ne retirait pas sa plainte contre Bombardier.

Marc Garneau, ministre des Transports

« Boeing se sent menacée et c’est pour ça qu’ils ont pris cette mesure-là. Alors, je veux dire aux Québécois et je veux dire aux Canadiens que nous allons faire tout notre possible pour protéger Bombardier, les employés de Bombardier et l’industrie aéronautique au Canada. »

Paulo Cesar Silva, PDG d’Embraer

« Je pense que cela aura une influence sur notre plainte devant l’Organisation mondiale du commerce », a déclaré le PDG d’Embraer, Paulo Cesar Silva, hier à l’agence Reuters. La compagnie brésilienne accuse elle aussi Bombardier d’obtenir des subventions illégales. « Comment pouvons-nous avoir des règles équitables alors que le gouvernement canadien paie des milliards de dollars pour soutenir les erreurs stratégiques de Bombardier ? »

Theresa May, première ministre du Royaume-Uni

Les autorités britanniques ont menacé Boeing de représailles après la décision d’imposer des droits compensatoires sur la C Series, qui emploie des milliers de personnes en Irlande du Nord. « Amèrement déçue par la première décision sur Bombardier », a réagi hier matin la première ministre Theresa May. « Le gouvernement continuera de travailler avec l’entreprise pour protéger des emplois vitaux en Irlande du Nord », a-t-elle ajouté.

Michael Fallon, ministre britannique de la Défense

« Boeing est un partenaire majeur de défense et l’un des grands gagnants de notre dernier passage en revue des contrats de défense, donc ce n’est pas l’attitude que nous attendons d’un partenaire de long terme. »

Jimmy Kelly, dirigeant du syndicat Unite

Le dirigeant du grand syndicat Unite en Irlande du Nord, Jimmy Kelly, a jugé que cette mesure américaine représentait « une menace directe et très sérieuse » pour les emplois locaux, directs ou ceux des sous-traitants ou des prestataires de services qui dépendent de l’activité de Bombardier. Il a jugé « peu probable » que la décision initiale du secrétariat américain au Commerce soit infirmée « par le président Trump dont les penchants protectionnistes sont bien connus ».

— La Presse et La Presse canadienne

Fin des négos sur l’ALENA à Ottawa

La dispute entre Boeing et Bombardier s’est invitée dans la troisième ronde de renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui a pris fin hier à Ottawa. Au terme de cinq jours de discussions, la ministre des Affaires étrangères du Canada, Chrystia Freeland, et ses homologues du Mexique et des États-Unis affirment avoir réalisé des « progrès importants dans plusieurs domaines ». Les discussions auraient notamment été fructueuses dans le secteur des télécommunications, de la politique de la concurrence et du commerce électronique. En conférence de presse, Mme Freeland a cependant reconnu que plusieurs dossiers chauds n’avaient pas encore été abordés par les négociateurs. La quatrième ronde de pourparlers se déroulera à Washington du 11 au 15 octobre. — Maxime Bergeron, La Presse

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