« N’utilisez pas nos enfants »
Jusqu’à dimanche, 580 écoles primaires et secondaires de la province participent à La semaine Donnez au suivant, lancée par l’animatrice et productrice de l’émission du même nom, Chantal Lacroix. Les élèves sont invités à faire de bonnes actions, à remplir un carnet de suivi, à publier des photos sur Facebook et ainsi maximiser les chances que leur école apparaisse à l’émission. Une initiative qui se veut bienveillante, assure l’instigatrice, mais qui est pourtant dénoncée par des parents qui y voient là un problème de sécurité et d’éthique.
Comme tous les parents des 250 000 élèves participants, Mathilde Michaud-Quessy a reçu un formulaire à signer dans le sac d’école de sa cadette lui indiquant qu’elle participait à La semaine Donnez au suivant. Elle n’a pas l’habitude de s’opposer aux projets de l’équipe-école de sa fille, mais cette fois, l'initiative n'a pas passé.
« Non seulement on impose à ma fille de colorier dans un cahier des petits cœurs de bonnes actions, mais on me demande d’utiliser les médias sociaux pour promouvoir la bonté de mes enfants. PARDON ! […] N’utilisez pas nos enfants pour faire sonner votre petite caisse », a-t-elle dénoncé dans une envolée enflammée sur sa page Facebook, dans laquelle elle interpelle Chantal Lacroix.
La principale intéressée se défend de vouloir faire de la publicité pour son émission par cette initiative. « C’est faux et particulièrement blessant », a déclaré Chantal Lacroix.
« Depuis que j’anime et produis Donnez au suivant, des professeurs, des parents et des membres de la direction de différentes écoles me suggèrent de mettre sur pied un mouvement pour influencer positivement nos enfants. C’est dans cet esprit que La semaine Donnez au suivant a vu le jour », a répondu Chantal Lacroix à La Presse, par l’entremise d’une lettre écrite hier soir alors qu’elle se trouvait dans un avion entre les Îles-de-la-Madeleine et Montréal.
Mathilde Michaud-Quessy, mère de famille de La Pocatière, dans le Bas-Saint-Laurent, perçoit néanmoins dans le concours une intention pernicieuse de la boîte de production de faire de la publicité auprès des enfants. À l’école Sacré-Cœur de La Pocatière, fréquentée par sa fille de 10 ans, le logo de l’émission Donnez au suivant est omniprésent, a-t-elle rapporté. Information validée sur la page Facebook de l’école, qui a créé un album photo pour l’événement.
« N’hésitez pas à partager et afficher les photos de vos bonnes actions et svp, n’oubliez pas d’indiquer le nom (mot-clic) de votre école. L’école qui aura réalisé le plus de bonnes actions sera récompensée. »
— Publication sur la page Facebook de La semaine Donnez au suivant
« C’est vraiment d’utiliser des enfants pour promouvoir un concept télévisé qui me dérange beaucoup. Tout est orienté vers les médias sociaux et on s’entend que les médias sociaux sont ceux de Chantal Lacroix. Elle ne fait pas ça pour un organisme à but non lucratif. Tout ça a un côté mercantile », estime Mme Michaud-Quessy, qui s’inquiète aussi de l’aspect sécuritaire de publier des photos d’enfants sur les réseaux sociaux.
« À la rentrée, j’ai mis en place La semaine Donnez au suivant, une activité qui n’a rien de mercantile, contrairement à ce qu’on a insinué. Car quoi qu’on en pense, les cotes d’écoute n’influencent pas les revenus de ma maison de production », s’est défendue Mme Lacroix.
À la commission scolaire de Kamouraska–Rivière-du-Loup, 6 des 32 écoles ont décidé de joindre le mouvement, y compris l’école Sacré-Cœur de La Pocatière. La commission scolaire a profité d’une rencontre avec les directions d’école, hier, pour faire le point.
« On a pris le bon côté du projet et on a peut-être délaissé les côtés négatifs qui ont soulevé des craintes chez certains parents », a admis le directeur des communications de la commission scolaire, Éric Choinière.
« Pour nous, c’est un levier, et l’objectif, c’est que les jeunes fassent des actes de bienveillance autour d’eux. Oui, on peut être préoccupé par l’aspect mercantile et faire attention de ne pas tomber dans l’excès de ce côté-là, c’est clair », a-t-il avancé, expliquant qu’il a été décidé en réunion que les écoles ne publieraient pas de photos et de vidéos sur Facebook.
Sur Facebook, des parents remettent en question le fait de rendre la bonté compétitive. Un principe qui, selon eux, va à l’encontre même des bonnes actions. La mère de Rafaelle, 9 ans, a grincé des dents quand elle a reçu le fameux carnet à la maison.
« Nous, les valeurs qu’on veut véhiculer à nos enfants, on ne les récompense pas par un cœur à colorier, avance Julie Tassé. Dans la liste des exemples, ils ont écrit : ‟Offrir du temps à des grands-parents”. Ma grand-mère a 100 ans et on va passer toutes les journées pédagogiques avec elle. On ne colorie pas de cœur pour ça. Ça se fait d’emblée. On donne un coup de main à tout le monde, au quotidien ! »
Sa fille fréquente l’école primaire Les Trois-Soleils, à Laval. Joint par La Presse, le directeur de l’école était plus ou moins au courant des conditions du concours.
« L’idée des petits cœurs nous a allumés, et de faire des bons gestes allait dans le sens de la communauté », a affirmé le directeur de l’école primaire, François Durand, qui promet de veiller à la protection de la vie privée de ses écoliers. « Pour ce qui est des réseaux sociaux et d’avoir la télévision qui vient, on n’embarque pas trop là-dedans », a-t-il ajouté.
La mère de famille de Laval croit que ce genre d’initiative ajoute une pression sur les enfants qui ont déjà besoin de gérer « la rentrée, les devoirs, le parascolaire, le nouveau professeur, le défi Cubes énergie, etc. », en plus de venir « infantiliser les parents ».
« C’est comme s’il y avait une faille dans l’éducation qu’on donne à nos enfants à la maison et qu’on vient nous remettre sur le droit chemin. »
— Julie Tassé, mère de Rafaelle, 9 ans
« Je crois que le ministère de l’Éducation devrait prendre position par rapport à ce type d’envolée sociale. Tout comme pour le défi des Cubes énergie, le gouvernement se désengage au profit d’une entreprise privée qui débarque dans les écoles au lieu de faire son travail », dénonce la Lavalloise.
Au ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, on remet la responsabilité aux établissements.
« C’est à la commission scolaire et à l’école de juger d’initiatives comme celle-là », a répondu Simon Fortin, porte-parole du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur.
« On leur fournit des agents de soutien pour éclairer leurs décisions, a-t-il ajouté. Dans le cas présent, le Ministère n’a été ni consulté ni approché dans le projet de l’émission. Et les agents de soutien ne nous ont rien signalé. »