Janine Sutto

Un message d’amour

Cette petite Française déracinée au Québec est devenue l’une des plus grandes comédiennes de la Francophonie

J’ai connu Janine Sutto en mai 1988, lors d’un voyage à Montréal où je venais retrouver sa fille Mireille, avec laquelle je vivais une relation amoureuse toute nouvelle. Elle avait alors 67 ans, et elle possédait ce charme et cette assurance qu’une vie chargée d’émotion et de création peut seule engendrer.

Je n’avais, je crois, jamais vu Janine Sutto « en personne ». Je ne l’avais jamais vue au théâtre non plus. Je la connaissais, comme la grande majorité de ses admirateurs, par la télévision. Je ne sais pas pourquoi, c’est surtout Septième nord, cette série télévisée qui se passait dans un hôpital durant les années 60, dont je me souvenais. Et en particulier aussi Mort d’un commis voyageur, où avec Jean Duceppe elle nous avait tant émus, à la belle époque des téléthéâtres de Radio-Canada.

Avec Janine, j’ai découvert aussi Catherine, la sœur jumelle de Mireille. Une enfant trisomique, qui nous parlait en code et qui dégageait, malgré son langage plus que limité, une joie de vivre extraordinaire. J’ai connu aussi la famille Sutto, cette famille très française au sein de laquelle Janine – tata Janine – occupait une place tellement importante.

Après notre mariage, Janine est devenue la matriarche de sa propre petite famille française au Canada, la famille Deyglun-Lépine.

C’est ainsi que notre vie ensemble commença. Elle, Mireille, Catherine et moi. Une vie de famille tissée serré. Mais la famille s’agrandit très vite : deux ans plus tard, en octobre 1990, un petit-fils est né. Félix, dont le nom est emprunté au parrain de Mireille, Félix Leclerc, que Janine avait tant aimé. En 1993, c’est la naissance de Sophie, la sagesse, qui dira de sa grand-mère, dans son langage d’enfant, la plus grande vérité qui ait jamais été dite sur elle :  « Janine nie ce qui lui fait du tort. »

Après la mort de son frère André, en 2002, Janine Sutto reste seule à la tête du clan Sutto d’Amérique. L’aïeule bienveillante demeure une référence pour tous ceux qui en sont membres. On la consulte. On pleure avec elle. On fête avec elle. Et Dieu sait si elle aime fêter ! Il lui reste les deux enfants d’André et de Simone, Michèle et Claude. Leurs enfants. Leurs épouses et maris. Leurs petits-enfants. Les enfants de Jean-Pierre, décédé. La famille Deyglun-Lépine, et Catherine. 

Une tribu au milieu de laquelle elle constitue le phare. La stabilité. Elle qui pourtant a eu une vie si tourmentée.

Après les enfants, nous avons eu nos métiers qu’elle a suivis avec tellement d’assiduité. Janine est une femme qui suit tout. Voit tout. Lit tout. Toujours au bout du fil pour connaître la prochaine destination, le prochain projet de ceux qu’elle aime. Il y a eu nos bonheurs et nos malheurs aussi. Les décès, dont certains tragiques. Les peines. Les tensions. Et au-dessus de tout, les angoisses à propos de Catherine que Janine Sutto, après des décennies de vie commune, a dû accepter de confier à un centre d’hébergement magnifique. Parce qu’à 88 ans, elle ne pouvait plus tout faire.

J’ai écrit sa biographie en 2010, à sa demande, parce qu’elle souhaitait laisser un témoignage. Parler surtout du théâtre, moins connu celui-là, des années 40. De l’Équipe, ce mirage qui est passé trop vite dans le souvenir des amateurs de la scène à Montréal et qui a été le nid d’amour et de créativité d’où la carrière fabuleuse de Janine Sutto – et celle de tant d’autres de nos magnifiques comédiens de cette génération – a pris son envol.

Petite fille née en France d’un père aventurier d’origine italienne et d’une mère alsacienne ; déracinée à l’âge de 8 ans de son bonheur parisien, pour se retrouver malgré elle dans la noirceur du Québec des années 30, Janine Sutto représentera à elle seule toute la renaissance culturelle qui aboutira à la richesse créative du Québec d’aujourd’hui.

Au MRT français des années 40, à l’Équipe avec le prodigieux Pierre Dagenais, au Théâtre du Rideau Vert de Mercedes Palomino et Yvette Brind’Amour, et au TNM de Jean Gascon et Jean-Louis Roux, à la télévision d’État avec tous ces clowns fous qui lui donnent naissance, à la télévision populaire où le public l’adoptera instantanément.

Dans les plus grands rôles du théâtre classique comme dans l’audace des créations les plus marginales, la petite Française déracinée au Québec est devenue une des plus grandes comédiennes de la Francophonie.

Après la mort de sa fille handicapée, Catherine, la sœur jumelle de Mireille Deyglun, en 2011, Janine Sutto, à 90 ans, a perdu le goût de vivre. À partir de ce moment, elle s’est mise à dire à ses amis qu’elle voulait mourir. Pourtant, elle a joué sur scène jusqu’à l’âge de 92 ans et, ces derniers temps, avant de mourir, elle continuait à se battre farouchement pour rester en vie.

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