Vieillir avec le sida

Il y a 30 ans, les gens mouraient du sida. Puis, il y a eu la trithérapie et la fin des morts en cascade. Les porteurs du VIH ont vieilli. Ils sont souvent malades et isolés. La Maison d’Hérelle, à Montréal, les accueille à bras ouverts. Notre journaliste Michèle Ouimet a passé une journée avec eux. 

L’homme épuisé

« J’ai laissé tout mon passé, mon mode de vie »

Réal n’a plus de cordes vocales depuis qu’il a été opéré pour un cancer de la gorge. Il parle en articulant avec soin, mais aucun son ne sort de sa bouche. Quand je ne comprends pas, il attrape sa tablette et écrit. Michel Richard, un intervenant qui travaille à la Maison d’Hérelle, prend parfois le relais. Il connaît la vie de Réal par cœur.

En 2014, Réal a fait un premier séjour à la Maison d’Hérelle, une coquette demeure de la rue Saint-Hubert avec sa façade en pierre et ses balcons finement ouvragés. La vieille bâtisse est tout équipée : ascenseurs, gicleurs, rampes d’accès, salle à manger.

Réal vit avec le VIH depuis 30 ans. Il l’a attrapé en faisant l’amour avec un homme. Il avait 34 ans et sa vie était une fête perpétuelle. Artiste, il travaillait dans des bars pour boucler ses fins de mois. Il buvait, consommait, baisait.

Réal sort sa tablette et écrit : « Bar, fête, tout permis. » Il me regarde à travers ses lunettes, un regard triste, sensible. Petit et frêle, son visage est émacié, ses joues mangées par une barbe grisonnante. Il flotte dans des vêtements trop grands.

Jeune, Réal était un bel homme. Une photo en noir et blanc est suspendue au mur de sa chambre. C’est lui, à 27 ans, en chemise blanche et veston noir. Une photo crève-cœur qui marque le passage du temps et de la maladie.

Son appartement, qui se résume à une seule pièce, est décoré avec goût : des cadres, des livres sur l’art, un couvre-lit coloré, une lampe qui jette un éclairage tamisé, des rideaux ajourés, toute sa vie ramassée dans quelques mètres carrés. Il a récupéré l’essentiel, mais il a été obligé d’abandonner une partie de son passé derrière lui.

Réal a 64 ans. Comme beaucoup d’hommes gais de son âge, il est devenu séropositif dans la seconde moitié des années 80, une époque noire où le sida tuait sans pitié. Réal a vu ses amis mourir à petit feu. Le vide s’est fait autour de lui.

Quand son conjoint est mort d’un cancer, il a cessé de peindre. Il s’est mis à consommer et à se laisser aller. Il n’en menait pas large lorsqu’il est arrivé à la Maison d’Hérelle. Il y a passé quelques mois, le temps de se remettre sur pied, puis il est retourné vivre dans son trois et demie de la rue Panet.

La spirale négative l’a vite rattrapé. Il consommait, drogue, alcool, il ne prenait plus ses médicaments et il maigrissait à vue d’œil.

Il est retourné vivre à l’Hérelle pour stopper la dégringolade. Il a repris du poids, mais un mal de gorge a commencé à le tourmenter. Réal fumait un paquet et demi de cigarettes par jour. Il a consulté.

Le verdict est tombé comme une tonne de briques : cancer. Pour la deuxième fois dans sa vie, le ciel lui tombait sur la tête : c’était l’ablation des cordes vocales ou la mort.

Réal met un doigt sur sa tempe et fait le geste de se tirer une balle dans la tête. Il écrit : « Grand choc ». Il ne voulait pas se faire opérer, mais il n’avait pas le choix. Il a refusé la chimio et la radiothérapie.

À sa sortie de l’hôpital, Réal s’est installé au troisième étage de la Maison d’Hérelle. Il est locataire. Il paie un loyer équivalant à 75 % de ses revenus. Il peut rester aussi longtemps qu’il le désire.

Au troisième étage, ils sont sept locataires. Sept hommes gais de plus de 60 ans qui apprennent à vieillir avec le VIH.

La population sidéenne vieillit, la Maison d’Hérelle s’est adaptée. Les deux premiers étages hébergent des malades sur une base temporaire. Ils restent quatre ou cinq mois, le temps de se remettre sur pied, prêts à retourner dans la vraie vie, celle du dehors, avec ses responsabilités : épicerie, repas à préparer, comptes à payer…

« On est comme une mini-société, explique la directrice de la Maison d’Hérelle, Michèle Blanchard. Les gens mangent et vivent ensemble. On les accepte comme ils sont. La plupart sont brisés ou maganés par la consommation de drogues. »

***

Réal vient de Kamouraska. Difficile d’être gai dans les années 60 ? Il articule « Ah, mon Dieu ! » en mettant ses deux mains sur sa tête. Il est sorti du placard en 1977 lors d’un bal à Rivière-du-Loup, où il s’est présenté au bras d’un homme. Il avait 24 ans.

Tout le monde avait deviné son orientation sexuelle bien avant son coming out, dit-il. Il était petit, chétif, artiste et extravagant. Il a quitté son patelin pour Montréal, où il pouvait enfin vivre sa vie sans le regard appuyé des autres.

Et sa vie, il l’a vécue à fond. Aujourd’hui, il lui reste quelques tableaux et une pile de livres. Et des souvenirs, certains doux, d’autres douloureux.

« Aujourd’hui, comment voyez-vous la vie ? »

Il prend son calepin et écrit : « Je ne vois rien devant moi. »

Il réfléchit, puis ajoute : « Je ne vis pas, j’existe. »

L’homme en colère

« Je vais être un légume dans une chaise »

Stéphane Perreault vit avec le VIH depuis 25 ans. Il est devenu séropositif en 1992 en faisant l’amour avec un homme. À l’époque, les gens mouraient du sida. Ils tombaient comme des mouches.

Stéphane a survécu. Il a apprivoisé le virus qui squattait son corps, une coexistence tranquille, sans larmes ni drame. Pendant 20 ans, il n’a pas développé la maladie. Solitaire, il s’occupait de sa maison entourée d’un grand terrain parsemé de fleurs.

En 2015, son corps s’est détraqué. « C’est arrivé de nulle part. Je marchais, je tombais, c’était épeurant », raconte Stéphane, qui vit cloué dans un fauteuil électrique.

Il savait que ce n’était pas le sida. Il a interrogé Google et il a découvert une maladie dont il n’avait jamais entendu parler. Les médecins ont confirmé ses soupçons. Il était atteint de la sclérose latérale amyotrophique (SLA), mieux connue sous le nom de maladie de Lou Gehrig. Une saloperie qui ne pardonne pas : pas de cure, pas d’espoir, des muscles qui s’atrophient et qui finissent par paralyser les voies respiratoires. Le patient meurt étouffé, en toute lucidité.

« Comment avez-vous réagi quand vous l’avez su ?

— Mal. »

Les réponses de Stéphane sont courtes, elles claquent comme un fouet. Il n’y a pas de place pour le doute, seulement pour le désespoir.

Il fixe la fenêtre de sa chambre microscopique : des murs pâles, un lit qui prend toute la place, une commode en désordre où gît une casquette. Il a des yeux vifs et perçants qui fouillent les entrailles.

« Le sida était bien contrôlé, j’avais pas de problème, pis là, la SLA… C’est ça qui me tue. »

***

Stéphane a laissé sa maison à Chertsey. Il a renoncé à son grand terrain et à ses fleurs. Son frère était prêt à vivre avec lui, mais il a refusé net. « Les bains, les repas, les courses, le ménage, c’était trop pour lui. Ici, j’ai tout. »

Ici, c’est la Maison d’Hérelle, qui accueille des personnes atteintes du VIH. C’est son médecin qui lui en a parlé.

Son espérance de vie est de trois à cinq ans. Il a reçu son diagnostic en 2015. Il lui reste environ deux ans à vivre, sauf qu’il ne veut pas de cette vie qui tourne autour d’une routine abrutissante.

« Je me lève à 6 h, je prends un café, pis je retourne me coucher à 10 h. Je me lève pour dîner, je me recouche, je soupe, pis je me mets au lit à 9 h. »

Il soupire, exaspéré par sa vie rétrécie.

L’été dernier, il quittait parfois sa chambre pour s’aventurer jusqu’au parc La Fontaine, un parcours d’un demi-kilomètre. Il roulait dans son fauteuil électrique en tressautant sur les craques de trottoir. Il regardait les gens jogger avec une nostalgie mêlée de colère.

***

Stéphane vit à la Maison d’Hérelle depuis un an et demi. Vit ? Non, survit, tient-il à préciser.

« Je suis démoralisé tout le temps. Je peux pas faire grand-chose. »

Il a arrêté la trithérapie. Il refuse de se battre contre le sida. Il ne prend aucun médicament, sauf des antidépresseurs et des pilules contre les spasmes qui martyrisent ses muscles malades.

« C’est dur de pas être dépressif. Je deviens agressif, je dis ce que je pense. »

Ses compagnons de route – ils sont 17 à la Maison d’Hérelle – lui « tapent sur les nerfs ».

« Qu’est-ce qui vous énerve ?

— Toutte. Leur routine. »

Il soupire de nouveau en regardant le ciel bleu et les arbres nus.

« Ma maison était dans le bois. Je suis assez solitaire. Ici, il y a plein de monde qui ont plus ou moins une tête sur les épaules. J’ai personne à qui parler. »

Il s’enferme dans sa chambre. Il sort pour avaler ses repas ou griller une cigarette sur le pas de la porte.

« Le monde me dit : “Arrête de fumer.” Je leur demande pourquoi. Ma vie est finie. Si j’attrape le cancer, je vais partir plus vite. »

Il pense à la mort qu’il appelle de tous ses vœux.

Il est arrivé ici en marchette. Aujourd’hui, il se déplace en fauteuil électrique. La dégénérescence ne fait que commencer. Il le sait.

« Après les jambes, les bras, la vue peut-être, je serai plus capable de rien faire. Je vais être un légume dans une chaise. On va me donner à manger, on va me changer. Ça m’intéresse pas, c’est pas ça, vivre. »

Il a fait une demande d’aide médicale à mourir, mais il n’entre pas dans les critères prévus par la loi, car sa « fin de vie » n’est pas prévisible dans un horizon proche.

Il voudrait aller à Zurich, en Suisse, pour mourir le plus vite possible, mais il n’a pas d’argent.

Il devra donc attendre. Dès qu’il sera admissible, il passera à l’action. Il est prêt, ses papiers sont en ordre, il a tout planifié.

Il veut mourir dans sa chambre, à la Maison d’Hérelle, sans sa famille.

« Je ne veux pas les voir pleurer.

— Avez-vous peur de mourir ?

— Non, j’ai hâte. Pour moi, l’enfer, c’est ici, sur terre. »

Stéphane a 57 ans.

La trithérapie a tout changé

Un porteur du VIH sur deux a plus de 50 ans. Il a souvent une santé fragile. Il est inquiet et isolé.

« Ils vivent beaucoup de solitude et de détresse psychologique, affirme le Dr Réjean Thomas, connu pour son combat contre le sida. Ils se demandent : “Qu’est-ce qui va m’arriver dans 10 ans ?” Il y a vieillir, point. Mais il y a aussi vieillir avec le VIH et vieillir gai. »

Le stigmate reste puissant.

« Quand je donne des conférences dans les écoles secondaires, raconte le Dr Thomas, je dis aux jeunes : “Si je vous annonce que votre prof a un cancer, il y aura plein de monde dans sa chambre d’hôpital. Si je vous dis qu’il a le sida, il sera probablement seul.” »

Comment vont réagir les résidences pour personnes âgées ? Le Québec va-t-il revivre le psychodrame des écoles au début du sida, version troisième âge ? demande le Dr Thomas. Est-ce que les gais devront de nouveau sortir du placard et dire qu’ils sont porteurs du VIH ?

***

La Maison d’Hérelle n’échappe pas au phénomène. Ses résidants sont de plus en plus vieux, fragiles, malades.

La Maison d’Hérelle a été fondée en 1989, en pleine tourmente du sida.

« Au début, on donnait des soins palliatifs, explique la directrice, Michèle Blanchard. Les gens nous disaient : “Est-ce que je peux venir, je suis en fin de vie ?” On avait des listes d’attente. »

La trithérapie a tout changé.

Les malades ont cessé de mourir. Leur espérance de vie a presque rejoint celle de la population générale.

La clientèle aussi a changé. Il y a davantage de toxicomanes et de gens souffrant de maladies mentales. Plus de femmes aussi, même si elles restent largement minoritaires.

Le sida est moins spectaculaire. Il n’y a plus de morts, ou si peu. Les médias ont d’autres chats à fouetter, d’autres drames à couvrir. En 2010, Centraide a décidé de ne plus soutenir la Maison d’Hérelle, créant un trou énorme de 168 000 $ dans un budget de 1 million de dollars.

Pas facile de survivre à une telle saignée quand on est un organisme à but non lucratif et que les dons dégringolent parce que, dans la tête des gens, le sida n’est plus un problème. La Maison d’Hérelle a dû se réinventer et mettre la hache dans son personnel, qui est passé de 32 à 22 employés.

Aujourd’hui, la Maison d’Hérelle ne dirige plus un mouroir, mais un centre d’hébergement.

« Le problème majeur, c’est l’isolement, dit Michèle Blanchard. Oui, ils vivent grâce à la trithérapie, mais avec quelle qualité de vie ? Il y a beaucoup d’anxiété, de dépressions, de tentatives de suicide. Ils ne se lavent plus, ils ne s’occupent plus de leurs finances, iIs lâchent, ils abandonnent tout. En plus du VIH, ils ont souvent d’autres problèmes, comme la consommation de drogue ou la perte d’un emploi. Ils se désorganisent et là, ça déboule. »

La Maison d’Hérelle leur offre un répit. Et une mini-société qui leur permet de casser leur isolement.

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