Chronique

Peut-on dire qu’on aime Céline ?

Je déteste l’expression « plaisir coupable ». Elle a été inventée pour dédouaner les snobs qui n’osent pas dire franchement qu’ils aiment Dalida, Adamo ou Tom Jones. C’est l’un des trucs les plus hypocrites que je connaisse. Affirmer qu’on a des plaisirs coupables revient à dire qu’on est tellement cool que l’on peut se risquer à aimer quelque chose de honteux, ce qui est en soi le sommet de la fausse coolitude.

Cette vérité, et des dizaines d’autres, vous la retrouverez dans l’essai du journaliste Carl Wilson, Let’s Talk About Love – Pourquoi les autres ont-ils si mauvais goût. Lancée il y a deux ans, cette réflexion sur le goût est maintenant offerte en français dans une version enrichie. Pour toutes les fois où vous avez ragé lors d’une discussion où vos préférences musicales étaient mises à rude épreuve, je vous recommande la lecture de ce livre. Il va vous aider à mettre K.-O. vos adversaires.

Le titre Let’s Talk About Love fait référence à l’un des disques de Céline Dion, celui qui contient le tube planétaire My Heart Will Go On, la « chanson la plus irritante du monde », selon une équipe de critiques musicaux de la BBC. Ancien détracteur de la chanteuse de Charlemagne, Carl Wilson utilise l’exemple de Céline tout au long de son essai pour illustrer les nombreuses théories qui entourent le bon et le mauvais goût dans l’art.

Montréalais d’origine, Carl Wilson connaît bien la culture québécoise. Il consacre tout un chapitre aux origines de Céline Dion pour mieux situer sa carrière sur l’échiquier mondial. Il nous fait part de ce qui, à son avis, explique l’incroyable succès de Céline. C’est simple, tout cela repose sur le schmaltz, un terme venu de l’allemand qui désigne la graisse de poulet. Les premières personnes à utiliser ce terme aux États-Unis (par l’entremise du yiddish) voulaient décrire une chanson dégoulinante de sentiments. Plus tard, il a perdu son côté péjoratif et désignait ce « quelque chose de plus » que certains chanteurs ont et que d’autres n’ont pas. Tony Bennett, Dean Martin, Perry Como, Al Jolson, Al Martino et Frank Sinatra ont ce côté schmaltzy

Selon Carl Wilson, c’est le schmaltz que possède Céline Dion qui lui a permis de conquérir les États-Unis. Et c’est le schmaltz de Céline qui permet aujourd’hui à Carl Wilson de l’apprécier.

Les premières pages de son livre sont toutefois consacrées à la haine que cultivent certains « observateurs » à l’égard de l’interprète féminine la plus populaire au monde. Yeux sensibles, s’abstenir. Je vous cite les mots poignards de l’auteure Cintra Wilson, qui, dans son livre A Massive Swelling, décrit Céline Dion comme « la femme la plus entièrement répugnante qui ait jamais chanté des chansons d’amour ». L’auteure poursuit en disant :  « Je crois que la plupart des gens préféreraient passer dans l’appareil digestif d’un anaconda plutôt qu’être Céline Dion l’espace d’une journée. »

D’un côté, il y a donc ces millions d’admirateurs fidèles et inconditionnels de la chanteuse (dont certains partagent leurs rêves nocturnes avec leur idole sur un site web). De l’autre côté, ces « intellectuels » de la musique qui prennent un plaisir évident à démolir celle qui fut l’artiste la plus lucrative de la décennie lors de la tournée mondiale qui a suivi son premier séjour à Las Vegas (Céline Dion aurait empoché 750 millions durant cette période). C’est cet incroyable écart dans les appréciations qui a donné à Carl Wilson l’idée de placer Céline Dion au cœur de cet exercice long de 300 pages.

Si on peut lui reprocher d’en beurrer parfois épais et de s’éparpiller, Carl Wilson aborde le sujet avec le sérieux d’un scientifique. Il prend plusieurs pages pour parler de notre rapport à la musique « facile » et à la musique « complexe ». Selon des chercheurs, notre cerveau a du mal à recevoir les mélodies dissonantes. Quand le cerveau parvient à classer un motif musical, il libère de la dopamine. S’il n’y parvient pas, trop de dopamine jaillit. Cela nous trouble et nous pousse vers une certaine irritabilité ou même la violence (on évoque l’émeute qui a eu lieu lors de la création du Sacre du printemps de Stravinski en 1913). Cette théorie de la neurobiologie musicale explique pourquoi nous sommes plus enclins à aller vers des mélodies harmonieuses et facilement classables.

CRITÈRES SOCIAUX

Nos goûts musicaux se font également selon des critères sociaux. À cet égard, Carl Wilson cite un sondage réalisé en France dans les années 60 par le sociologue Pierre Bourdieu. Ce dernier a interrogé des milliers de gens sur les types de culture qu’ils appréciaient ou pas. Les données furent mises en corrélation avec leurs revenus, leurs niveaux d’éducation, leurs origines, leurs métiers, etc. 

Bourdieu s’est rendu compte que les Français de la classe ouvrière appréciaient une musique populaire et n’hésitaient pas un instant à exprimer leur appartenance et leur solidarité avec un groupe. Quant aux autres, plus ils avançaient dans leur quête d’un statut social, plus ils défendaient une culture d’élite. En d’autres mots, nos goûts nous permettent de nous différencier des gens qui appartiennent à un rang social inférieur au nôtre et de viser le statut que nous pensons mériter. Exprimer nos goûts (pointus ou sophistiqués) est un moyen de nous distinguer, d’afficher notre place dans la hiérarchie sociale.

Au début de la lecture de ce livre, je croyais qu’on pouvait avoir honte d’afficher son admiration pour Céline Dion. Au bout de deux cents pages, j’ai réalisé que la gêne pouvait plutôt venir lorsqu’on évoque des chanteurs « émergents » qui ont vendu trois cents disques et qui ont du mal à remplir des salles de cent places.

Au fond ce qui compte, ce n’est pas la nature du goût, ce n’est même pas le goût lui-même. Ce qui compte, c’est avoir envie de goûter.

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