Le calme après la tempête

En gagnant trois médailles individuelles aux Jeux olympiques de PyeongChang, Kim Boutin a réussi un exploit inédit dans l’histoire du patinage de vitesse sur courte piste canadien. Elle y est arrivée en plein cœur d’une tempête dont elle ignorait les tenants et aboutissants. En voici le récit.

La bombe

Kim Boutin était seule dans son condo au Village des athlètes. Elle se reposait pendant que ses coéquipiers étaient partis s’entraîner. Elle avait peu dormi.

La veille, à sa grande surprise, elle avait gagné sa première médaille olympique dans l’épreuve qu’elle redoutait le plus, le 500 mètres. La disqualification de sa rivale sud-coréenne Choi Min-jeong, après un contact avec elle, lui avait valu le bronze.

Arrivée de l’extérieur dans un virage, Choi avait carrément bloqué la progression de Boutin en plaçant son avant-bras devant elle. Par réflexe et pour garder son équilibre, la Canadienne avait repoussé la Coréenne d’un geste de la main, ce qui avait pu prêter à confusion. Mais la reprise était claire, et la sanction contre la favorite locale n’avait rien d’inusité dans un sport comme le patinage de vitesse courte piste.

Pour Boutin, le moment était grandiose, mais quelque chose clochait. Dans le regard des gens, elle décelait de la compassion. Comment était-ce possible ?

Sortie tard de l’aréna après le test antidopage d’usage, elle avait reçu un premier indice. Dans l’autobus, trois membres du personnel l’avaient prévenue : une « bombe » venait d’éclater à son sujet sur les réseaux sociaux.

Sur le coup, elle avait trouvé cela curieux. Avant leur départ pour les Jeux olympiques de PyeongChang, athlètes et entraîneurs de l’équipe canadienne avaient convenu de ne pas utiliser les réseaux sociaux dans le vestiaire de compétition. À l’extérieur, chacun était libre d’agir à son gré. Boutin et sa partenaire de chambre Marianne St-Gelais avaient choisi de s’en couper totalement durant la quinzaine.

« Je me sens beaucoup mieux sans les réseaux sociaux », explique la Sherbrookoise, rencontrée il y a quelques semaines dans un café d’Hochelaga-Maisonneuve.

« C’est le fun pour personne de recevoir des commentaires négatifs. Même des commentaires positifs peuvent parfois vous mettre la pression. »

— Kim Boutin

À son retour au village, elle avait mangé à la cafétéria avec St-Gelais et le préparateur mental Fabien Abejean, à qui elle avait tenté de tirer les vers du nez : « Voyons, qu’est-ce que j’ai fait ? » Soucieux de la protéger, ils lui ont dit de ne pas s’en faire, de laisser tomber.

Le lendemain, seule dans sa chambre, une heure avant de partir pour la cérémonie de remise des médailles, Boutin a craqué. « J’étais curieuse, explique-t-elle. Je me suis dit : “OK, je vais aller voir ma course pour comprendre.” Souvent, j’oublie ce qui s’est passé durant mes courses. »

Dans le moteur de recherche, elle a tapé « course Kim Boutin ». Le premier élément apparu en haut de son écran a été comme une claque au visage : « Kim Boutin reçoit des menaces de mort ».

Elle a éclaté en sanglots et fermé son ordi. « J’étais déçue d’avoir cédé à la curiosité. En même temps, j’étais traumatisée. »

Elle a appelé son copain, le patineur de vitesse Samuel Bélanger-Marceau, spectateur à PyeongChang. « Sam, j’ai fait une erreur, je suis allée voir sur internet ! » Il a tenté de la rassurer. En vain. Terrorisée, Boutin ne voulait plus aller à la cérémonie.

« Je ne me sentais pas en sécurité ; j’avais peur de sortir. Tous ces gens dont tu ne comprends pas la langue, l’impression qu’ils veulent te tuer. »

Dans un état second, Kim est finalement montée à bord de la voiture qui la mènerait au podium.

Elle se souvient du moment où elle a posé le pied sur la scène, ces milliers de spectateurs, et là, noyés dans cette marée de Coréens, « j’ai vu ma mère et mon chum ». « J’ai craqué, je souriais, je pleurais, je pleurais, je pleurais… Joie, peur, peur. Sortez-moi d’ici… »

Ses premiers Jeux olympiques ne faisaient que commencer.

L’équipe

Au Québec, la belle-sœur de Kim Boutin avait reçu le mandat de gérer ses réseaux sociaux. Après la finale du 500 mètres, elle a rapidement sonné l’alarme.

En une heure, les comptes Instagram et Facebook de la patineuse s’étaient remplis de plus de 10 000 commentaires, provenant majoritairement de partisans coréens en furie de la disqualification de Choi Min-jeong. Au milieu des insultes et injures, il y avait plusieurs menaces de mort.

Samuel Bélanger-Marceau attendait dans les gradins quand il a été prévenu. Il en a eu des haut-le-cœur. Craignant pour la sécurité de sa blonde, il a rapidement contacté un membre de l’équipe canadienne. « J’ai eu la chienne, je ne pensais pas que ça pouvait se rendre jusque-là », nous avait-il raconté quelques jours plus tard à PyeongChang.

Pendant que les dirigeants de l’équipe faisaient bloc autour de Boutin, ses comptes ont été temporairement fermés. La Gendarmerie royale du Canada (GRC) assurait sa sécurité, a fait savoir le Comité olympique canadien. Apparemment, la police coréenne avait ouvert une enquête.

Le lendemain matin, la mésaventure de la patineuse canadienne a fait l’objet de questions à la conférence de presse quotidienne du Comité international olympique.

Sans connaître tous ces faits, Kim Boutin avait le cœur dans la gorge sur le podium, ce soir-là, à l’esplanade olympique de PyeongChang. Elle a reçu les encouragements sentis de la médaillée d’or, Arianna Fontana. L’Italienne lui a conseillé de ne pas tenir compte de ces menaces, de garder la tête haute. « Elle m’a dit : “Fous-toi-z’en, fais-le pour toi.” Arianna est tellement inspirante. C’est une force tranquille, une fonceuse. Ça m’a rassurée venant d’un modèle comme elle. »

Tandis que la médaillée revenait vers le Village des athlètes, ses coéquipiers se sont concertés pour l’accueillir à son retour. En entrant dans son condo, Boutin a éclaté en sanglots en voyant tous les membres de l’équipe réunis, sans exception. « Arrêtez de faire semblant, je sais ce qui se passe ! », leur a-t-elle lancé.

« On l’a prise dans nos bras, chacun avait son petit mot à lui dire, raconte Marianne St-Gelais. C’était important qu’elle sente qu’on est là. C’est un trip d’équipe. » Charles Hamelin s’est fait apaisant, lui a rappelé qu’elle n’était pas la première à qui ça arrivait.

Au fond d’elle-même, Boutin n’était pas encore tout à fait rassurée. 

« Ça fait du bien, c’est une vague positive, mais il reste qu’en dedans, tu continues quand même à avoir mal et à essayer de comprendre. »

— Kim Boutin

Le lendemain, à la cafétéria, elle a vu Choi Min-jeong, celle qui l’avait coupée avant le dernier tour de la finale du 500 m. Elle mangeait avec tous ses coéquipiers de l’équipe sud-coréenne. Spontanément, la Québécoise s’est dirigée vers elle. « Elle était dos à moi et elle parlait, relate-t-elle. Ils me regardaient tous m’en venir. Tout le monde s’est tourné et a fait : qu’est-ce qui va se passer ? »

Boutin a pris sa rivale dans ses bras et lui a dit que c’était chose du passé, que ce n’était rien de personnel. « Elle ne parle pas beaucoup anglais. Elle a dit : “Es-tu correcte, ça va ?” Elle était surprise, mais elle était aussi contente. Elle avait vraiment un regard empathique. Tous les Coréens m’ont salué après ça. »

Elle se souvient que plusieurs l’ont touchée, même si ce genre de démonstration ne fait pas partie de leur culture.

Ce moment de fraternisation lui a permis de tourner la page jusqu’à la soirée de compétition du surlendemain. En posant les lames sur la glace, la crainte et les mauvais souvenirs ont refait surface. Paniquée, elle cherchait Samuel dans les gradins. Elle a demandé à parler à Fabien Abejean. « Je lui ai dit : “Je ne patinerai pas dans cet état-là, ça ne marche pas. Tout le monde autour de moi pense que c’est beau, mais je ne suis aucunement rassurée par ce que j’ai vu.” »

Le spécialiste en préparation mentale l’a prise à part et s’est enquis de ce qu’elle savait. Il lui a exposé que les menaces n’étaient qu’un cas isolé, attribuable à trois jeunes. Il a évité de lui parler de la dizaine de milliers de messages menaçants dont elle ignorait encore l’existence.

En retournant sur la glace, Kim Boutin était transformée. Avant la finale du 1500 m, elle a serré la main de toutes ses adversaires, dont Choi Min-jeong. À la foule, elle a fait un signe de cœur avec sa main, reprenant à son compte un geste popularisé par des vedettes de la K-pop. Tandis que Choi filait vers l’or, elle a remporté le bronze.

« Quand j’ai traversé la ligne, j’étais tellement fière, se souvient-elle. C’était non seulement le parcours de l’athlète, mais celui de la personne qui a mis ça derrière elle pour avancer. C’était de ne pas me laisser intimider par la foule, les commentaires. Ç’a été de me tenir debout, la fameuse chanson qui m’a tenue. »

Tenir debout, un succès de Fred Pellerin, elle en avait fait son hymne personnel dans son cheminent tortueux vers ses premiers Jeux. Jamais elle n’aurait cru qu’il prendrait une telle résonance à PyeongChang.

La lettre

Libérée par l’obtention de sa deuxième médaille, Kim Boutin a attaqué la finale du relais avec confiance, trois jours plus tard.

Au milieu d’une course rocambolesque, marquée par une chute de Valérie Maltais, elle est cependant entrée en contact avec une rivale coréenne, au moment où elle attendait de prendre un échange, au milieu de la glace. Cet incident a valu une disqualification aux Canadiennes, qui pouvaient espérer monter sur le podium.

Alors que la confusion régnait encore dans l’aréna, Boutin est passée devant les journalistes le visage décomposé. Ses trois coéquipières ont pris la parole.

« Cela nous a toutes affectées, indique Boutin, trois mois plus tard. On travaille fort en équipe, toutes ensemble pour le même objectif. Ça m’a rendue triste de savoir que c’était à cause de mon erreur. D’abord pour mes coéquipières, ensuite pour moi. Les filles ont démontré un bel esprit d’équipe. Nous sommes passées à travers cette situation ensemble, les coudes serrés. Leur approbation m’a permis d’avancer. »

Trois jours plus tard, elle remportait l’argent au 1000 m. Cette fois, elle n’était pas surprise de son résultat : « J’étais déçue, j’aurais voulu l’or ! »

Aux Jeux de PyeongChang, Boutin a été la seule triple médaillée individuelle en patinage de vitesse. Aucun patineur de vitesse sur courte piste canadien n’avait réalisé une telle prouesse jusque-là, Marc Gagnon inclus.

Ses exploits sur la patinoire et sa résilience lui ont valu l’honneur de porter le drapeau canadien à la cérémonie de clôture.

Avant de quitter la Corée du Sud, Boutin a rencontré la GRC. Trois jeunes Coréens avaient été interpellés pour les menaces de mort dont elle avait fait l’objet. Les policiers lui ont demandé si elle voulait porter plainte. Elle a refusé. À une condition : qu’on s’assure de remettre aux trois fautifs une lettre de sa part.

Elle a rédigé en français une lettre que la chef d’équipe Jennifer Cottin l’a aidée à traduire en anglais. Elle tenait à ce que les trois jeunes comprennent bien l’impact réel de leurs menaces virtuelles.

À son retour au Canada, Boutin a continué de parler de trois cas isolésdans ses interviews. Après un moment, son chum Samuel a dû lui expliquer la véritable ampleur du tourbillon dans lequel elle avait été plongée durant les Jeux. Au bout du compte, elle a été la dernière à le réaliser.

Le retour

Kim Boutin était pratiquement inconnue du grand public avant les Jeux olympiques. À PyeongChang, elle est devenue une célébrité instantanée. Au retour, ça frappe.

Marianne St-Gelais en sait quelque chose pour l’avoir vécu en 2010. « Mais c’était à une échelle tellement plus petite que la sienne, les réseaux sociaux, la commandite, ce n’était pas gros comme ce l’est en ce moment. »

Avant les Championnats du monde de Montréal, tenus deux semaines après la fin des Jeux, Boutin s’est tournée vers son amie, à la recherche de conseils. « Je vais toujours me rappeler, dit St-Gelais, elle m’a dit : “Je veux juste retrouver ma vie normale, ma vie d’avant.” »

Depuis mai, la triple médaillée olympique a repris l’entraînement, mais avec une charge réduite. Elle a besoin d’énergie pour rénover sa maison dans Hochelaga-Maisonneuve.

Avec l’aide de l’agence de relations publiques de Marie-Anik L’Allier, elle fait le tri dans les demandes, occasions, invitations qui se présentent à elle. La Fédération des producteurs d’œufs du Québec, JAM Direct (marketing numérique) et Barrage Capital (gestion d’actifs) la soutenaient déjà. D’autres commanditaires viendront peut-être. « Ça prend du temps, ces choses-là », souligne la jeune femme de 23 ans.

Boutin ne sait pas encore si elle poursuivra ses études en éducation spécialisée, mises sur la glace pendant l’année olympique. Peut-être sa volonté d’aider son prochain prendra-t-elle la forme d’une implication dans une fondation.

Chose certaine, elle veut se rendre jusqu’aux prochains Jeux olympiques, à Pékin en 2022. Pour l’heure, elle s’habitue à sa nouvelle vie. « Pour moi, c’est du changement, de l’ajustement. C’est positif, tout ça. En ce moment, le gros défi, c’est de retrouver l’équilibre. C’est de me retrouver. »

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