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Les grands cours d'eau de plus en plus entravés

Bloqués par les barrages ou détournés pour l’irrigation, les grandes rivières et les fleuves du monde sont de plus en plus entravés, au point où une minorité d’entre eux s’écoulent maintenant librement. Une situation qui n’est pas sans conséquence sur les populations humaines et les écosystèmes, montre une équipe de scientifiques de l’Université McGill au terme d’un colossal travail.

De rares géants libres

La planète compte 246 rivières et fleuves qui font plus de 1000 km. Or, les barrages, digues et réservoirs se multiplient sur leurs cours, si bien qu’à peine 37 % d’entre eux peuvent maintenant être considérés comme s’écoulant librement. Ces dernières grandes rivières « libres » sont presque toutes situées dans des régions reculées comme l’Amazonie, le Congo, la Birmanie et le nord du Canada et de la Russie. « Les barrages sont incroyablement utiles pour les humains, précise Günther Grill, auteur principal de l’étude et chercheur postdoctoral au département de géographie de l’Université McGill. Ils fournissent de l’eau potable, de l’eau pour l’irrigation, de l’électricité, des protections contre les inondations. Mais ces barrages ont aussi des impacts qui sont encore méconnus. Ils diminuent la capacité des rivières à livrer toute l’étendue de leurs services. »

Un travail colossal

L’étude publiée hier sur le sujet dans la prestigieuse revue Nature est signée par pas moins de 34 chercheurs et représente le fruit de plus de 10 ans de travail. À l’aide d’images satellites et d’autres données, les scientifiques ont scruté 35 millions de kilomètres de cours d’eau et plus de 20 000 barrages. « Nous avons vérifié la position de chacun de ces barrages avec des photos aériennes, avec Google ou avec d’autres sources. Ç’a été un gros défi de traiter une aussi grande quantité de données », indique M. Grill. L’équipe a dû inventer des méthodes pour évaluer le degré de « connectivité » des rivières, soit la liberté avec laquelle elles s’écoulent de leur point de départ à leur point d’arrivée. En plus de l’Université McGill, le projet a mobilisé des chercheurs du Fonds mondial pour la nature (WWF) et de nombreuses universités américaines et européennes.

Poissons, sédiments, biodiversité

Les chercheurs écrivent que les entraves des rivières bloquent la circulation des poissons et des organismes, des nutriments, des sédiments, de la matière organique et de l’énergie qui y circulent habituellement. « Dans les forêts, si vous placez un obstacle, les espèces vont pouvoir le contourner. Dans une rivière, qui est un milieu beaucoup plus restreint, elles sont complètement bloquées », souligne Günther Grill. Le chercheur rappelle que 2 milliards d’êtres humains sur la planète dépendent des rivières pour s’abreuver et que 500 millions de personnes habitent dans les deltas des grands fleuves. Or, les barrages bloquent les sédiments qui vont habituellement se déverser dans ces deltas, qui se retrouvent alors privés de la matière dont ils se reconstruisent. « Le résultat est que, partout dans le monde, les deltas s’enfoncent dans l’eau », dit M. Grill.

Hydroélectricité

Les barrages hydroélectriques aggravent le problème à une époque où tout le monde cherche des sources d’énergie non polluantes. Pas moins de 3700 barrages hydroélectriques sont actuellement en construction ou en voie de l’être sur la planète, particulièrement en Asie. « Nous comprenons bien que les barrages hydroélectriques sont un outil pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Nous ne sommes pas contre l’hydroélectricité et contre le développement – pas du tout. Mais au lieu de regarder les barrages un à un, on propose de les prendre de façon plus globale, à l’échelle d’un bassin complet, afin de trouver les meilleurs endroits où produire le plus d’énergie avec le moins d’impacts possible », dit Günther Grill.

Des leçons pour le Québec ?

Le chercheur estime que le Québec devrait aussi se poser des questions sur l’impact des barrages hydroélectriques. « L’hydroélectricité qui a été développée au Québec a eu d’incroyables bénéfices, mais elle provient des endroits les plus intéressants de la province, dit Günther Grill. Les nouveaux projets seront plus coûteux et moins profitables, car les meilleurs endroits sont déjà utilisés. En parallèle, les coûts de sources alternatives comme l’énergie solaire sont de plus en plus bas. Avant de développer de nouveaux barrages, je pense qu’il faudra étudier ça attentivement, en tenant compte des impacts des barrages. »

Des géants à sauver

Lorsqu’on l’interroge sur les derniers grands cours d’eau libres à sauver sur le globe, Günther Grill mentionne spontanément les fleuves Irrawaddy et Salouen, qui traversent la Birmanie. Il s’agit des deux derniers grands cours d’eau libres de toute l’Asie du Sud-Est. La situation politique complexe de la Birmanie a contribué au fait qu’ils ont été peu touchés par le développement, mais cela s’apprête à changer. Ces fleuves alimentent des plaines inondables qui contribuent à nourrir plus de 30 millions de personnes. « Ce sont des fleuves riches et dynamiques, intégrés dans la vie des gens », souligne M. Grill, qui explique que des plans sont actuellement échafaudés pour que le développement hydroélectrique s’y fasse de façon ordonnée. Notons que le Canada compte huit des onze derniers très longs cours d’eau considérés comme libres d’Amérique du Nord.

Les cinq plus longs cours d’eau encore libres du globe

Fleuve Amazone (Amérique du Sud) 5990 km

Fleuve Léna (Russie) 5123 km

Fleuve Congo (Afrique) 4960 km

Fleuve Salouen (Asie du Sud-Est) 3244 km

Rivière Purus (Amérique du Sud) 3229 km

Les huit grands cours d’eau encore libres du Canada

Rivière Severn (Ontario)

Rivière Rouge (Manitoba)

Rivière Albany (Ontario)

Rivière Back (Nunavut)

Rivière Lockhart (Territoires du Nord-Ouest)

Rivière Dubawnt (Nunavut)

Rivière Kazan (Nunavut)

Rivière Liard (Yukon)

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