SEATTLE — Il est midi chez Whole Foods, et la section café est remplie de travailleurs qui dévorent leur lunch en regardant leur portable. Une dame me demande si elle peut s’asseoir en face de moi.
« Je peux vous poser une question ? Savez-vous où je pourrais interviewer des employés d’Amazon ? »
Éclat de rire.
« Mais on est pas mal tous des employés d’Amazon, ajoute-t-elle en regardant tout autour. Regardez. Ils ont tous leur carte accrochée autour du cou. »
Effectivement, partout le même ruban bleu clair.
« Je peux vous interviewer ?
— C’est mieux pas. Je ne peux pas parler de mon travail. J’ai signé une entente. En plus, je suis aux finances, c’est délicat. »
Chez Whole Foods – qui appartient maintenant à Amazon –, dans un café un peu plus loin, au centre de sport au bas de la rue, dans un autre café, au cou des cyclistes qui passent, des piétons, entre les grues et encore plus de grues, partout on voit les mêmes cartes Amazon. Avec 40 000 employés dans la même ville, normal que l’entreprise soit omniprésente. Mais jamais autant que dans toute la zone du centre-ville appelée South Lake Union, là où sont concentrés les 33 immeubles du géant de la vente en ligne. Un immense campus qui se fond dans le centre-ville, mais qui regroupe des millions de pieds carrés de bureaux du même employeur.
C’est là que sont les fameux dômes géodésiques qui seront remplis de verdure pour que les employés puissent y travailler, y réfléchir, créatures de métal et de verre appelées à devenir de nouveaux emblèmes de la ville, en plus de la fameuse Space Needle.
C’est là qu’est Amazon Go, la fameuse épicerie du futur sans caisse, qui n’a pas encore été ouverte au grand public.
C’est dans ce coin qu’Amazon construit encore pour grossir plus. Partout, il y a de la construction et des immeubles qui s’appellent Day One – « Chaque jour est le premier jour du reste de notre vie » est la devise du fondateur Jeff Bezos – ou Rufus, le nom du chien d’un associé des premiers jours. À partir du carrefour Blanchard et Westlake, on a l’impression que Seattle est devenue Amazon.
Est-ce une bonne chose ? Et veut-on avoir Amazon dans sa ville ?
« Mais bien sûr, c’est une très bonne chose d’avoir le quartier général d’Amazon, c’est un des succès d’affaires les plus significatifs en Amérique du Nord depuis des décennies », répond Michael McQuaid, ancien employé d’Amazon aujourd’hui membre du South Lake Union Community Council, qui veille sur une bonne partie de la Seattle amazonienne… « Seattle était très provinciale, il n’y a pas si longtemps. Tout reposait sur Boeing, un peu la pêche, un peu le papier. Et puis il y a eu Microsoft et maintenant Amazon. On a maintenant un moteur économique sans pareil. »
« Ce n’est pas une bonne chose, c’est une chose formidable », commente pour sa part Jon Scholes, président de la Seattle Downtown Association. « Ils se sont installés dans une zone où il y avait des parkings, des terrains vacants, de larges rues qu’on empruntait juste pour traverser ce coin. »
Maintenant, il y a des bureaux, des appartements, des cafés, des commerces de proximité. Oui, les prix des logements ont augmenté, note-t-il. Mais les revenus aussi. « Et maintenant, on peut y vivre sans voiture. Les deux tiers de la croissance au centre-ville, actuellement, est résidentielle. »
« Il y a des difficultés de croissance, c’est certain », poursuit Dan Bertolet, chercheur principal au Sightline Institute, groupe de réflexion sur le développement durable. Il mentionne notamment l’augmentation de la circulation automobile et la hausse du prix des logements. « Mais amener des milliers d’emplois au cœur d’une ville, c’est exactement ce qu’il faut faire en développement urbain durable », ajoute-t-il. L’augmentation de la densité permet de mieux développer le réseau de transports collectifs, permet plus de déplacements actifs, réduit en fait tous les désavantages de l’étalement urbain. « C’est la première pièce du puzzle. »
La suite des choses, ajoute-t-il, dépend beaucoup de la capacité des autorités municipales à gérer cette croissance apportée par le privé. Selon lui, le nerf de la guerre, il est là.
Enjeu électoral
Et ces questions font effectivement partie des thèmes débattus par les deux candidates à la mairie en vue des élections du 7 novembre.
Cary Moon, candidate indépendante, spécialiste du développement urbain, croit que l’arrivée de travailleurs d’Amazon dans une ville est une chose formidable, puisqu’ils sont jeunes, travaillants et créatifs. Mais les défis posés par la méga-entreprise sont énormes. « Faites attention. Assurez-vous d’être très bien préparés », répond-elle quand je lui demande si Montréal devrait rêver du second quartier général. « Regardez combien d’emplois pourraient être créés et l’impact de tout cela. » Elle mentionne le logement, les transports, les écoles, toutes les infrastructures et les services. « Et ensuite, il faut voir et négocier avec Amazon comment l’entreprise entend aider la Ville à mettre tout cela en place. »
« Ils sont très bons pour demander que les autres paient la note pour les effets de leur croissance. »
— Cary Moon, candidate indépendante à la mairie de Seattle
Son adversaire politique, Jenny Durkan, croit quant à elle qu’il faut surtout s’attarder au fait qu’Amazon représente le futur. « Et si votre ville ne grandit pas, c’est qu’elle meurt », ajoute-t-elle. Alors autant accueillir la croissance et le changement, et relever les défis un à un.
Mais tout le monde n’est pas du même avis.
« Aucune ville n’est prête pour le genre de croissance qu’apporte Amazon », affirme l’entrepreneur Jeff Reifman, anciennement de Microsoft, qui a écrit amplement dans les médias locaux sur ce qu’il estime être l’effet terriblement négatif d’Amazon sur Seattle.
« Les gens perdent leur logement, car les prix montent, le nombre de sans-abri a augmenté, les embouteillages sont énormes et de plus en plus longs, car les gens habitent de plus en plus loin du centre-ville parce que les loyers sont devenus trop chers… »
La liste des problèmes est longue, selon lui.
« Je veux juste avertir les villes, dit-il. Après Amazon, tout change. »
Erin Sperger, avocate spécialiste des droits des locataires, a récemment eu à piloter un dossier dans lequel un locataire du centre-ville s’est fait imposer une hausse de 121 % de son loyer. « Même si Amazon n’est pas responsable de ça directement, c’est l’effet de sa présence. »
« Mais la croissance, ce n’est jamais facile, commente pour sa part Dan Bertolet. Si on se met à s’imaginer que tout doit se passer facilement, sans problèmes, le changement n’arrivera jamais. Parfois, il faut juste plonger. »