La Presse à Seattle

Amazon, bénédiction ou cadeau empoisonné ?

Amazon veut ouvrir un deuxième quartier général en Amérique du Nord, et y créer 50 000 emplois. Les villes ont jusqu’à aujourd’hui pour soumettre leur candidature, comme Montréal l’a fait. Mais avoir Amazon dans sa ville, est-ce une bénédiction ou un défi monumental ? Notre chroniqueuse, Marie-Claude Lortie, revient de Seattle, où elle a posé la question.

La croissance à double tranchant

SEATTLE — Il est midi chez Whole Foods, et la section café est remplie de travailleurs qui dévorent leur lunch en regardant leur portable. Une dame me demande si elle peut s’asseoir en face de moi.

« Je peux vous poser une question ? Savez-vous où je pourrais interviewer des employés d’Amazon ? »

Éclat de rire.

« Mais on est pas mal tous des employés d’Amazon, ajoute-t-elle en regardant tout autour. Regardez. Ils ont tous leur carte accrochée autour du cou. »

Effectivement, partout le même ruban bleu clair.

« Je peux vous interviewer ?

— C’est mieux pas. Je ne peux pas parler de mon travail. J’ai signé une entente. En plus, je suis aux finances, c’est délicat. »

Chez Whole Foods – qui appartient maintenant à Amazon –, dans un café un peu plus loin, au centre de sport au bas de la rue, dans un autre café, au cou des cyclistes qui passent, des piétons, entre les grues et encore plus de grues, partout on voit les mêmes cartes Amazon. Avec 40 000 employés dans la même ville, normal que l’entreprise soit omniprésente. Mais jamais autant que dans toute la zone du centre-ville appelée South Lake Union, là où sont concentrés les 33 immeubles du géant de la vente en ligne. Un immense campus qui se fond dans le centre-ville, mais qui regroupe des millions de pieds carrés de bureaux du même employeur.

C’est là que sont les fameux dômes géodésiques qui seront remplis de verdure pour que les employés puissent y travailler, y réfléchir, créatures de métal et de verre appelées à devenir de nouveaux emblèmes de la ville, en plus de la fameuse Space Needle.

C’est là qu’est Amazon Go, la fameuse épicerie du futur sans caisse, qui n’a pas encore été ouverte au grand public.

C’est dans ce coin qu’Amazon construit encore pour grossir plus. Partout, il y a de la construction et des immeubles qui s’appellent Day One – « Chaque jour est le premier jour du reste de notre vie » est la devise du fondateur Jeff Bezos – ou Rufus, le nom du chien d’un associé des premiers jours. À partir du carrefour Blanchard et Westlake, on a l’impression que Seattle est devenue Amazon.

Est-ce une bonne chose ? Et veut-on avoir Amazon dans sa ville ?

« Mais bien sûr, c’est une très bonne chose d’avoir le quartier général d’Amazon, c’est un des succès d’affaires les plus significatifs en Amérique du Nord depuis des décennies », répond Michael McQuaid, ancien employé d’Amazon aujourd’hui membre du South Lake Union Community Council, qui veille sur une bonne partie de la Seattle amazonienne… « Seattle était très provinciale, il n’y a pas si longtemps. Tout reposait sur Boeing, un peu la pêche, un peu le papier. Et puis il y a eu Microsoft et maintenant Amazon. On a maintenant un moteur économique sans pareil. »

« Ce n’est pas une bonne chose, c’est une chose formidable », commente pour sa part Jon Scholes, président de la Seattle Downtown Association. « Ils se sont installés dans une zone où il y avait des parkings, des terrains vacants, de larges rues qu’on empruntait juste pour traverser ce coin. »

Maintenant, il y a des bureaux, des appartements, des cafés, des commerces de proximité. Oui, les prix des logements ont augmenté, note-t-il. Mais les revenus aussi. « Et maintenant, on peut y vivre sans voiture. Les deux tiers de la croissance au centre-ville, actuellement, est résidentielle. »

« Il y a des difficultés de croissance, c’est certain », poursuit Dan Bertolet, chercheur principal au Sightline Institute, groupe de réflexion sur le développement durable. Il mentionne notamment l’augmentation de la circulation automobile et la hausse du prix des logements. « Mais amener des milliers d’emplois au cœur d’une ville, c’est exactement ce qu’il faut faire en développement urbain durable », ajoute-t-il. L’augmentation de la densité permet de mieux développer le réseau de transports collectifs, permet plus de déplacements actifs, réduit en fait tous les désavantages de l’étalement urbain. « C’est la première pièce du puzzle. »

La suite des choses, ajoute-t-il, dépend beaucoup de la capacité des autorités municipales à gérer cette croissance apportée par le privé. Selon lui, le nerf de la guerre, il est là.

Enjeu électoral

Et ces questions font effectivement partie des thèmes débattus par les deux candidates à la mairie en vue des élections du 7 novembre.

Cary Moon, candidate indépendante, spécialiste du développement urbain, croit que l’arrivée de travailleurs d’Amazon dans une ville est une chose formidable, puisqu’ils sont jeunes, travaillants et créatifs. Mais les défis posés par la méga-entreprise sont énormes. « Faites attention. Assurez-vous d’être très bien préparés », répond-elle quand je lui demande si Montréal devrait rêver du second quartier général. « Regardez combien d’emplois pourraient être créés et l’impact de tout cela. » Elle mentionne le logement, les transports, les écoles, toutes les infrastructures et les services. « Et ensuite, il faut voir et négocier avec Amazon comment l’entreprise entend aider la Ville à mettre tout cela en place. »

« Ils sont très bons pour demander que les autres paient la note pour les effets de leur croissance. »

— Cary Moon, candidate indépendante à la mairie de Seattle

Son adversaire politique, Jenny Durkan, croit quant à elle qu’il faut surtout s’attarder au fait qu’Amazon représente le futur. « Et si votre ville ne grandit pas, c’est qu’elle meurt », ajoute-t-elle. Alors autant accueillir la croissance et le changement, et relever les défis un à un.

Mais tout le monde n’est pas du même avis.

« Aucune ville n’est prête pour le genre de croissance qu’apporte Amazon », affirme l’entrepreneur Jeff Reifman, anciennement de Microsoft, qui a écrit amplement dans les médias locaux sur ce qu’il estime être l’effet terriblement négatif d’Amazon sur Seattle.

« Les gens perdent leur logement, car les prix montent, le nombre de sans-abri a augmenté, les embouteillages sont énormes et de plus en plus longs, car les gens habitent de plus en plus loin du centre-ville parce que les loyers sont devenus trop chers… »

La liste des problèmes est longue, selon lui.

« Je veux juste avertir les villes, dit-il. Après Amazon, tout change. »

Erin Sperger, avocate spécialiste des droits des locataires, a récemment eu à piloter un dossier dans lequel un locataire du centre-ville s’est fait imposer une hausse de 121 % de son loyer. « Même si Amazon n’est pas responsable de ça directement, c’est l’effet de sa présence. »

« Mais la croissance, ce n’est jamais facile, commente pour sa part Dan Bertolet. Si on se met à s’imaginer que tout doit se passer facilement, sans problèmes, le changement n’arrivera jamais. Parfois, il faut juste plonger. »

Amazon en chiffres

Campus de Seattle : 33 immeubles pour 8,1 millions de pi2

Investissement en capital : 3,7 milliards US

Nombre d’employés : plus de 40 000

Nombre de nuits à l’hôtel passées par des employés ou visiteurs d’Amazon : 233 000

Croissance des prix du logement : 2 fois plus rapide que dans le reste du pays

Nombre de sans-abri au centre-ville de Seattle : 3000

Nombre annuel moyen d’heures passées dans la congestion routière (en surplus du temps de transport normal) : 152

Sources : Amazon, Tom Tom, Downtown Seattle Association

Les avantages et les défis

Avoir une entreprise aussi importante qu’Amazon, qui emploie plus de 40 000 personnes et soutient environ 53 000 emplois indirects, au cœur d’une seule ville, est-ce la recette parfaite pour la croissance et la prospérité ? Réponse en six thèmes.

Le bon

Baisse du taux de chômage 

La présence d’une immense société en pleine croissance au cœur d’une seule ville a des avantages économiques évidents. Mais nul ne l’est autant que l’augmentation du taux d’emploi. Selon le bureau américain qui recueille les statistiques sur l’emploi et le revenu, le Bureau of Labor Statistics, le taux de chômage dans le comté de King – où est située Seattle – était de 7,2 % en 2011, alors qu’en août dernier, il était descendu à 3,8 %. Bref, la ville est maintenant en situation de plus que plein emploi.

Augmentation des revenus et diminution de la pauvreté

Là aussi, les statistiques sont claires. Amazon affirme avoir payé 25,7 milliards US depuis cinq ans à ses employés de Seattle. Ça paraît. Le taux de pauvreté dans la région de Seattle baisse régulièrement et est actuellement à 9,6 %, tandis que le revenu annuel médian a dépassé les 80 000 $US. En outre, en 2016, 7,6 % de la population de la ville travaillait en informatique – une partie importante des emplois générés par Amazon – et le taux horaire était de 53,26 $, soit 26 % de plus que la moyenne nationale. Donc non seulement il y a plus d’emplois dans ce secteur, mais ils sont mieux payés. Imaginez les hausses de revenus fiscaux pour la ville et la région.

Effet multiplicateur

Comme Amazon attire les employés spécialisés en informatique, en vente en ligne, en développement technologique, en intelligence artificielle, etc., toutes sortes d’autres entreprises ont intérêt à s’installer à Seattle aussi, histoire de pouvoir puiser dans cette même banque de talents. Microsoft était déjà dans la région, mais maintenant, Google et Facebook s’y sont installées ainsi que HBO Interactive, Apple, Airbnb, Twitter, Snapchat… Boeing demeure le principal employeur dans le comté de King, où est située Seattle, avec ses 80 000 employés. Mais en 2010, au moment de l’arrivée d’Amazon, seulement 7 des 500 plus grandes entreprises américaines, les Fortune 500, y étaient présentes. Maintenant, c’est 31.

Le moins bon

Hausse du prix des logements

Quand il y a une forte demande pour habiter au cœur d’une ville, évidemment, le secteur de l’immobilier cherche à en profiter et les prix des logements augmentent. Seattle enregistre une hausse moyenne de 13,3 % juste dans la dernière année, loin devant la moyenne nationale de 5,5 %. Selon une étude de la maison de courtage Trulia, citée par le Seattle Times, une famille moyenne devait, il y a cinq ans, consacrer le tiers de son revenu annuel à l’achat d’une première maison. Aujourd’hui, c’est la moitié. Selon le site spécialisé Rent Jungle, le prix moyen du loyer d’un appartement avec une chambre est maintenant de 2048 $. C’était 925 $ en 2011.

Bouchons de circulation

Comme les emplois d’Amazon sont concentrés au centre-ville, la surcharge pour les transports en commun et les voies d’accès en voiture est immense. Amazon dit faire tout pour encourager l’utilisation de transports actifs ou collectifs, en versant notamment 43 millions de dollars à ses employés pour subventionner leurs billets de bus et de métro. Elle encourage aussi le vélo en construisant des pistes réservées sur le campus, en fournissant douches et casiers, etc. Mais toute la ville en parle : les transports en commun ne fournissent pas à la tâche et les bouchons routiers sont pires que jamais. La société Tom Tom, qui fabrique notamment des navigateurs routiers, a fait quelques calculs et estime que la congestion oblige les gens de Seattle à passer 34 % de temps de plus que la normale dans leur voiture pour se déplacer et a calculé que Seattle se situait au quatrième rang des villes les plus congestionnées aux États-Unis, après Los Angeles, New York et San Francisco.

Tous les œufs dans le même panier

De nombreuses personnes interrogées soulignent qu’elles craignent l’homogénéisation de la ville, culturellement et économiquement. N’est-il pas inquiétant, demandent-elles, d’avoir une ville qui dépend presque uniquement d’une entreprise et, par extension, d’un secteur ? Pour le moment, Boeing demeure le principal employeur de la région, mais Amazon est bon deuxième et a créé une sorte de macropole informatique où tous les autres acteurs américains, d’Apple à Facebook, se sont agglutinés. Si Amazon tombe, près de 100 000 emplois sont donc en jeu et tout un maillage est mis en péril. Est-ce sain, pour l’équilibre de la ville, pour sa capacité d’encaisser les revers, de laisser un tel géant prendre autant de place ?

Seattle veut quand même rester bizarre

« Montréal, vous ne devriez pas faire ça… »

Eric Logan, propriétaire du Raygun, arcade quasi vintage de Capitol Hill, un quartier traditionnellement cool, où se sont toujours donné rendez-vous artistes et bars gais, est catégorique. Avoir Amazon dans sa propre ville n’est pas une sinécure.

« Oui, il y a beaucoup d’occasions d’affaires, dit-il. Mais ceux qui viennent ici, ce sont des travailleurs de partout aux États-Unis qui veulent trouver les mêmes choses que dans leurs centres commerciaux. »

Les chaînes ont la cote, dit-il, pas les commerces différents, uniques, locaux.

Wazhma Samizay, propriétaire de la boutique de souvenirs et de produits artisanaux Retail Therapy, est du même avis. « Oui, comme ville, on profite de l’augmentation du niveau d’emploi et des revenus. Mais ils ne sortent pas de leurs bureaux ! »

Après tout, Amazon, n’est-ce pas une entreprise de vente en ligne, qui n’encourage pas exactement le petit commerce ayant pignon sur rue ?

À Seattle, les opinions sont parfois mitigées, parfois tranchées, rarement inexistantes au sujet de la présence d’Amazon.

Beaucoup la trouvent arrogante, irresponsable. D’autres trouvent qu’ils sont les plus chanceux du monde d’avoir ce géant en plein cœur de la ville, avec toutes ses ressources.

Amazon, elle, n’hésite jamais à rappeler qu’elle appuie toutes sortes d’organismes communautaires. Comme Mary’s Place, qui a toujours été dans le quartier d’Amazon, utilisant les vieux motels pour accueillir des sans-abri. « Ce sont les meilleurs voisins du monde, me dit la coordonnatrice Marty Hartman. Ils nous donnent six étages dans un de leurs nouveaux immeubles. On va pouvoir loger 200 personnes. » Actuellement, l’organisme loge des dizaines de personnes dans un vieil hôtel en attente de démolition qu’Amazon a néanmoins retapé. L’organisme n’a vraiment rien à reprocher à l’entreprise.

FareStart, un groupe qui aide les personnes en difficulté à réintégrer le marché du travail par l’entremise de la restauration, profite aussi de l’aide d’Amazon. Un des immeubles abrite un de leurs restaurants-écoles.

***

« Ils aiment l’idée d’être urbains, ils aiment avoir l’air d’être urbains, mais ils n’aiment pas la réalité urbaine », dit M. Logan au sujet des gens qui travaillent à Amazon et qui sont maintenant partout en ville. « Et la réalité, c’est qu’ils poussent des petits commerçants comme moi vers la fermeture. »

Donc, leur travail rend la vie des petits difficiles, et quand ils sortent de leur bureau, ils ne vont pas nécessairement les encourager, croit le commerçant.

Seattle devra-t-elle lancer, comme Portland, une campagne pour protéger toutes ses petites échoppes, ses bars indépendants, sa vie urbaine, son identité ? « Keep Seattle Weird ». Gardons Seattle bizarre ?

En fait, beaucoup des personnes interrogées durant ce reportage m’ont parlé de leur inquiétude de voir la culture, l’identité de la ville de Seattle se transformer avec l’arrivée de tant de gens venus d’autres régions des États-Unis et d’ailleurs.

Car la ville est fière de sa différence, de ce terreau humain créatif qui a donné naissance à la mode grunge, à Nirvana, à Starbucks et à l’obsession américaine pour le bon café.

Seattle est un des épicentres, avec San Francisco, Portland et Venice, d’une contre-culture très « côte Ouest » où se côtoient petites entreprises technos créatives et commerces indépendants, groupes musicaux et passion pour le plein air, l’océan, les racines autochtones. Le tout sur fond écolo. C’est une ville résolument de gauche où deux femmes se battent actuellement pour la mairie. La candidate préférée de l’establishment ? Jenny Durkan, une avocate démocrate gaie. Ça donne le ton.

« C’est sûr que le centre de la ville change », dit Erin Frost, qui travaille dans une friperie de Capitol Hill. Autrefois, le commerce faisait le bonheur des travesties qui venaient chercher leurs costumes pour leurs spectacles dans les boîtes du quartier. Maintenant, dit-elle, les clientes sont surtout de jeunes professionnelles qui cherchent des griffes. « Avant, on avait un blogue en commun avec tous les commerces du quartier. Maintenant, c’est fini. Trop de boutiques ont fermé ou déménagé. »

À la place, de magnifiques adresses aux prix exorbitants apparaissent et vendent des griffes étrangères aussi actuelles et élégantes que coûteuses. Jacquemus, Robert Clergerie, Dries Van Noten… Ici, il y a une boutique Aesop, là, c’est Le Labo…

En fait, la boutique de Mme Frost est prise en sandwich entre deux défis : la concurrence du commerce en ligne incarné par Amazon et l’embourgeoisement du quartier provoqué par la présence du géant à deux pas.

Les artistes du quartier ?

« Ils ont déménagé à New York et à Los Angeles. Tant qu’à payer des loyers exorbitants, ils se sont dit : autant être dans le vrai cœur de l’action. »

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