L’énigmatique Peter Sergakis

Il montre lui-même à ses nouveaux employés comment laver les toilettes à l’eau de Javel. Par téléphone, il veille au succès de la ferme familiale en Grèce. La nuit, son sommeil est entrecoupé par les appels de la centrale d’alarme et des dizaines de textos qui lui précisent les ventes de ses bars. Dans son siège social, des ébénistes font des armoires de cuisine pour ses milliers de logements. Bienvenue dans le monde de l’étonnant Peter Sergakis, connu pour ses luttes acharnées et son caractère bouillant.

L’ambition

Peter Sergakis a insisté pour nous rencontrer dans son nouveau restaurant, le M2, installé dans l’ancien siège social de sa société, près du marché Atwater. Parce qu’il en est fier. Et qu’il souhaite nous montrer les plats préparés par son chef.

À 72 ans, l’homme d’affaires est toujours aussi passionné, énergique. Et ambitieux. « Je veux doubler ma fortune d’ici 10 ans. Ben, on va dire les actifs de la compagnie. […] Ça me motive d’avoir un but », nous révèle-t-il au cours d’une rencontre de plusieurs heures. Pour y arriver, il multipliera les acquisitions d’immeubles, de terrains et de bars, lui qui est déjà l’un des plus importants vendeurs de bière au Québec.

S’il jure ne pas être milliardaire, l’homme d’affaires pourrait logiquement le devenir en atteignant son objectif. Il possède déjà, affirme-t-il, 80 entreprises et près de 250 immeubles dans la région de Montréal qui abritent « entre 3000 et 4000 logements ». Un empire qui donne du travail à 2000 personnes.

Mais bien malin qui pourrait chiffrer l’ampleur de cette fortune. Très volubile sur nombre de sujets, Peter Sergakis devient fort humble et discret lorsqu’il est question de richesse personnelle et de la valeur de son parc immobilier qui comprend des immeubles commerciaux, industriels, de bureaux ainsi que des logements.

« Je n’aime pas l’argent », répète-t-il. Sa maison de Dorval est modeste « mais il adore ses voisins », sa voiture achetée d’occasion « vaut à peine 5000 $ », il ne voyage pas et achète peu de biens.

Tout ce qu’il souhaite, c’est manger trois fois par jour et avoir « du linge simple à porter », jure le coloré personnage. « Quand tu as vécu pauvre, tu te contentes de peu. » Mais il n’économise pas, préférant réinvestir tous ses profits dans Placements Sergakis.

Pas de courriels ni de carte de crédit

Pour un homme qui jure ne pas aimer l’argent, Peter Sergakis a trouvé le moyen d’en faire. Alors que tout le destinait à faire une autre vie. Plus jeune de cinq enfants, il a grandi dans une ferme de l’île d’Ios, en Grèce. « Regardez, on vivait ici, en haut de l’étable. La nuit, ma mère venait me réveiller pour aller aider un animal à accoucher », raconte-t-il en nous montrant une photo de sa modeste maison d’enfance, sans électricité.

Il dit être allé à l’école quelques fois seulement. Ses parents l’envoyaient au village six jours par semaine, dès ses 8 ans, pour vendre les fruits et légumes de la ferme. Résultat, il ne sait toujours pas écrire. 

« Je ne peux pas répondre à un message texte et je ne me complique pas la vie pour apprendre ». Il n’a pas d’adresse courriel. 

« Comment veux-tu que j’aie ça ? C’est sûr que c’est un handicap, car tout se passe là-dessus aujourd’hui », confie-t-il

Mais il a appris à lire le français et l’anglais, jamais le grec. Son bureau et sa voiture sont d’ailleurs pleins de journaux qu’il reçoit chez lui, à 6 h. « Je chicane le gars s’il est en retard. Je lui donne un bon tip. S’il prend 15 minutes de plus, j’ai déjà ouvert la porte 15 fois. Je suis comme maniaque, comme un drogué, je veux lire les nouvelles, ce qui est arrivé au monde ! »

Peter Sergakis estime comprendre 96 ou 98 mots sur 100. « Je suis rendu très bon ! Je révise des documents légaux ! », lance-t-il dans un grand éclat de rire. Mais il ne sait pas comment fonctionnent les terminaux pour payer avec une carte de crédit, si bien qu’il n’en possède pas. « Il faut pitonner. C’est trop compliqué. Je ne touche pas à ça. »

Sur un bateau à 13 ans

Quand Peter Sergakis parle de pauvreté, il sait de quoi il parle. Sa mère a convaincu un pilote de bateau de l’embaucher alors qu’il avait 13 ans pour laver la vaisselle, jugeant que son fils avait peu d’avenir à la ferme. Le pilote a accepté, mais il fallait que le travaillant gaillard porte des chaussures. « C’est à ce moment-là que ma mère m’a acheté ma première paire… »

Après quelque temps, il a profité d’un arrêt au port de Trois-Rivières pour tenter sa chance au Canada. Il s’est enfui avec deux autres travailleurs, et le numéro de téléphone d’un oncle à Montréal où il s’est rendu en taxi. C’était en 1960.

Dès le lendemain, se souvient-il, il devenait plongeur dans une pizzéria de l’avenue du Mont-Royal et se trouvait une chambre. L’ado de 14 ans travaillait sept jours sur sept, ce qui lui permettait de manger à sa faim et d’apprendre à faire la cuisine.

La passion

Dix ans après avoir touché terre au Québec, il achète pour 42 000 $ – sans rien connaître aux hypothèques et à l’amortissement – son premier immeuble, le 3814, rue Notre-Dame Ouest, parce que l’immobilier était un bon moyen de « faire de l’argent sans travailler », avait-il entendu dire.

Le coacheteur est son frère Tony Sergakis, révèle l’acte d’achat de l’époque. En 1970, il achète l’immeuble voisin (numéro 3800) pour 115 000 $ et fusionnera les deux.

Payée 157 000 $ à l’époque, cette propriété lui coûte aujourd’hui… 45 241 $ par an de taxes municipales. Elle vaut presque 2,3 millions. « Je suis possessif avec les bâtisses, je ne vends jamais rien. Quand tu vends, tu gaspilles ton argent et tu paies de l’impôt. »

Pendant des décennies, c’est précisément dans ce modeste local que le siège social de Placement Sergakis était établi. Mais depuis deux ans, il se trouve plutôt au 7373, rue Cordner, à LaSalle. 

« On voulait changer notre image. Les banquiers arrivaient ici et… Aujourd’hui, il faut du prestige. Quand tu es gros, tu ne peux pas rester dans un logement. »

Peter Sergakis dit avoir investi 5 millions pour transformer son premier immeuble en 14 « logements de luxe » – un terme qu’il hésite à utiliser car il attise la colère de ceux qui s’opposent à l’embourgeoisement, explique-t-il – ainsi qu’en vaste restaurant de 8000 pieds carrés.

Le M2, son nouveau bébé, est ouvert depuis octobre. L’espace peut accueillir 350 personnes. Son « décor industriel reflète l’héritage de Saint-Henri d’antan », et le menu propose une « cuisine fraîche et moderne ». On y trouve un grand bar et de nombreuses chaises hautes pour attirer les familles au brunch du dimanche, un créneau plus surprenant pour le propriétaire du célèbre bar de danseuses nues le Cabaret Les Amazones.

Compter ses cennes

Entrepreneur boulimique, il prépare déjà l’ouverture d’un restaurant « de vraie nourriture italienne » et s’apprête à rénover pour 3,5 millions ses sept Stations des sports. Peter Sergakis souhaite ainsi les rendre plus « raffinées », « actuelles » et « familiales », moins dépendantes de la tenue d’événements sportifs et de la performance du Canadien.

Pourquoi investir encore dans un secteur aussi difficile que la restauration ?

« C’est ma passion de voir le monde qui mange et qui est heureux. »

« Mais c’est vrai que c’est dur. Il faut compter des cennes. Si tu réussis en restauration, tu peux faire n’importe quoi dans la vie ! Il faut non seulement que tu gères les comportements des employés, mais aussi de la clientèle. »

Quand un concept fonctionne moins, « il faut avoir l’audace de chercher la bonne recette. Accepter de manger des claques ».

Pour accroître les chances de succès, Peter Sergakis installe ses commerces dans ses propres immeubles et crée des concepts de restaurants-bars puisque « les gens ne veulent plus juste prendre un verre ». Et il améliore la qualité des mets, jure-t-il. « C’est fini, la mauvaise nourriture. Avant, on donnait n’importe quoi aux clients et ils ne se plaignaient jamais. Aujourd’hui, ils sont connaissants. »

Le roi incontesté des appareils de loterie vidéo au Québec mise aussi sur ses machines pour accroître les revenus de ses établissements. En 2016, il a touché 4 millions de dollars avec ses 225 appareils.

Dossiers épineux, batailles féroces

Pour faire du profit tout en ayant « des prix raisonnables », une véritable obsession, les achats de nourriture de tous les restaurants du groupe sont centralisés, explique John Daklaras, son directeur des opérations pour les restaurants depuis près de deux ans. Et on mise sur le volume, d’où l’aménagement de grands et nombreux restaurants.

À l’Association des restaurateurs du Québec (ARQ), personne n’a voulu nous parler de Peter Sergakis. Mais l’un de ses ex-employés, Hans Brouillette, se rappelle qu’il y a 15-20 ans, l’homme d’affaires au franc-parler « était sur tous les dossiers. Il avait toujours son mot à dire ! », citant les luttes politiques contre la déclaration des pourboires, l’interdiction de la cigarette dans les restaurants et la taxe foncière.

Dans le dossier de la cigarette, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac s’est souvent frottée aux affirmations de Peter Sergakis. « Il était prêt à aller sur toutes les tribunes pour exagérer les impacts financiers de la loi sur les commerces, se rappelle la codirectrice Flory Doucas. Quand le tribunal lui a demandé des preuves et d’ouvrir ses livres, il n’a jamais voulu et il a laissé tomber sa contestation. Malgré tout le temps de cour que ça avait pris. C’est du gaspillage. […] Il est fort sur les allégations et faible sur les données pour les appuyer. »

Le célèbre avocat Julius Grey a plutôt combattu la loi 112 aux côtés du plus connu des propriétaires de bars au Québec. « J’étais absolument d’accord avec lui sur la liberté individuelle. […] J’ai toujours été étonné par la force qu’il dégageait, son énergie », se rappelle-t-il, le qualifiant d’homme « ambitieux » et « d’entrepreneur modèle ».

Le contrôle

Sur un ton à la fois admiratif et incrédule, John Daklaras rapporte que son patron lave « souvent » lui-même la vaisselle quand des employés ne se présentent pas au travail. « Il donne un nouveau sens à l’expression “hands on” ! Tout le monde a son numéro de cellulaire. Même le plongeur va l’appeler s’il lui manque des heures sur sa paie. »

Peter Sergakis hoche la tête, flatté, pour nous signifier que le récit est véridique. « Les locataires m’appellent souvent parce que telle affaire n’a pas été réparée. Et là, je fais le téléphone : “Ça fait un mois que la madame attend. Est-ce qu’on peut faire ça plus vite ?” Et je demande à la madame de me rappeler une fois que c’est fait. »

Pour veiller au bon fonctionnement de son empire, Peter Sergakis dit travailler « 16 heures par jour, that’s it. Avant, c’était 18. Je suis workaholic malade ». Depuis qu’il est jeune qu’il ne rentre chez lui que lorsqu’il est fatigué. « Ça fait 50 ans que je fais ça, mais je commence à être fatigué », lâche-t-il en nous montrant tous les textos reçus la nuit précédente.

Chaque restaurant, chaque bar doit lui transmettre le montant de la caisse par texto. Peu importe l’heure.

« Il faut que je sache le chiffre tout de suite. Il faut que ce soit plus élevé que la veille ou que le même jour de la semaine précédente. Même que j’appelle mes restos deux ou trois fois par jour pour qu’ils me disent le nombre de clients qui sont assis. Je vous le dis, c’est une maladie… »

« Toujours gentleman »

Peter Sergakis reçoit aussi, sur son cellulaire, les appels de la centrale d’alarme. La nuit qui a précédé l’une de nos rencontres, il en avait reçu six. « Comme ça, c’est moi qui prends la décision d’envoyer ou non la police. Ils nous chargent 200 $ ! Si je prends une mauvaise décision, je ne peux blâmer que moi. »

Si un client dans un bar sème la pagaille, les portiers et les gérants ont la consigne d’appeler le grand patron. « Je me nomme. Je suis toujours gentleman dans mes discussions. Je dis : “Regarde, va chez vous et on s’appelle demain pour prendre un café.” Je ne veux pas me déplacer à 3 h du matin, mais s’il le faut pour éviter un gros problème, je vais le faire, deux ou trois fois par année. »

Son sommeil étant constamment entrecoupé, il ne partage pas la même chambre que sa femme Mary, la mère de son fils Peter, confie-t-il dans un énième éclat de rire, en nous faisant visiter son siège social qui fourmille 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

La visite

L’endroit de 200 000 pieds carrés a de quoi surprendre. On y trouve bien sûr des bureaux pour les services habituels (paie, marketing, comptabilité, immobilier, contentieux), mais aussi des pièces avec des coffres-forts où l’on compte l’argent des appareils de loterie vidéo et une salle avec des écrans liés aux caméras de surveillance.

Le vaste entrepôt est en outre rempli de chaises, de lampes, de verres, de milliers de choses disparates qui ont besoin d’être classées. Et s’y ajoute petit à petit le contenu de six autres entrepôts en train d’être vidés, précise Peter Sergakis qui rit de la situation en regardant les montagnes d’objets devant nos yeux.

Tout au fond, c’est une mini-usine qui frappe notre attention. Des ébénistes y fabriquent des armoires de cuisine pour les logements, des tables et des banquettes pour les restaurants. C’est plus rapide que d’utiliser les services d’un sous-traitant, justifie l’important propriétaire immobilier.

Dehors, le stationnement est assez grand pour accueillir le parc de 25 camions qui sillonne constamment la ville pour régler les problèmes de toutes sortes. Plombiers, électriciens, peintres, hommes à tout faire se rendent dans les logements pour garder le parc immobilier en bon état. « Si un restaurant manque de pepperoni, on en prend à une place et on va le lui en porter », donne aussi en exemple John Daklaras.

Peter Sergakis nous montre aussi la salle où se trouvent des centaines de boîtes de papier. Ce sont ses archives, notamment pour le fisc.

« J’ai la phobie de faire quelque chose de croche qui pourrait détruire ma compagnie et ma réputation », laisse-t-il tomber avant de se diriger vers son bureau.

Une consultation dans les registres judiciaires indique qu’il n’a jamais été montré du doigt par le ministère du Revenu.

Une ferme en Grèce

En passant devant le bureau de son adjointe, il lui demande de nous montrer des photos de son immense ferme, en Grèce. Il en a hérité à la mort de ses parents. Il y a quatre ans, il a décidé de faire revivre cette ferme qui avait été laissée à l’abandon pendant 38 ans. Il a acquis de l’équipement et en a confié la gestion à son neveu qui lui fait des rapports fréquents sur les activités. Il a d’ailleurs appelé pendant la séance de photos.

Peter Sergakis nous montre, visiblement fier et ému, des oranges, des tomates, des olives, des figues. Entre deux photos de fruits, voilà que la maison d’enfance apparaît sur l’écran. Son émotion est palpable.

Il n’aura finalement revu sa mère qu’une seule fois. À son décès. Idem pour son père.

Son bureau est légèrement en désordre, il s’en excuse quelques fois et ne s’y attarde pas. Il préfère arrêter dans le bureau de Cosby Tsirigotis, son vice-président, pour nous montrer dans un tiroir les plans d’une vingtaine de projets immobiliers en cours. C’est lui qui prendra un jour la relève.

Et son fils Peter, 36 ans ? Il possède un lave-auto et fera lui aussi partie de la relève, dit Peter Sergakis, en restant évasif.

les combats

L’entrepreneur bien connu assure qu’il ne vendra jamais son entreprise et qu’il ne prendra pas sa retraite tant que sa santé lui permettra de travailler. « Je ne veux pas arrêter. » 

Le plan d’action, advenant qu’il quitte ce bas monde subitement, n’est pas défini, mais il y travaille, jure-t-il. Par courriel, le lendemain, son adjointe nous a écrit que pour son patron, il est « primordial que l’entreprise soit suffisamment établie pour lui survivre ».

Pour construire cette entreprise qu’il espère pérenne, il n’a pas eu le choix de bien s’entourer. « J’ai gardé le même comptable pendant 55 ans, il est mort il y a quelques mois… » On devine que son entourage a joué un rôle clé puisqu’il ne sait pas écrire. Sergakis doit aussi son succès à son énergie, son amour du travail. 

« Ce n’est pas tout le monde qui a l’occasion de faire ce que j’ai fait. Mais ce n’est pas tout le monde qui veut sacrifier sa vie pour réussir. Moi, ça ne me dérange pas, car j’aime ça, avoir du succès. La réussite. »

On devine aussi que son caractère bouillant et sa réputation de frondeur lui ont également donné un bon coup de pouce. D’ailleurs, il a mené des batailles épiques contre la Ville de Montréal et le gouvernement, rassemblant parfois des centaines de personnes pour manifester. « Je vais à Québec 10 fois par année pour déposer des mémoires. C’est nous qui savons ce qui se passe dans les bars. On explique les problématiques qu’on rencontre aux fonctionnaires et aux politiciens. »

L’ex-ministre Lucie Charlebois, qui a fait interdire la cigarette sur les terrasses, se souvient d’avoir entendu son mécontentement en commission parlementaire. « Il a son franc-parler à lui. Mais ayant grandi dans un comté rural où j’ai entendu parler plein de gens de façon colorée, ça m’en prenait pas mal plus que ça pour m’impressionner ! », lance-t-elle en le qualifiant « d’homme intense ».

Quand on lui demande ce qui le fâche dans la vie, Peter Sergakis s’enflamme en entamant une tirade remplie de statistiques précises contre les taxes municipales, jugeant qu’elles sont « les plus abusives en Amérique du Nord ». « Les politiciens réalisent les problèmes avant d’être élus et après, ils les oublient », déplore celui qui a créé et qui préside l’Association des propriétaires de bâtiments commerciaux du Québec (APBCQ).

Cette bataille contre les hausses de taxes, il la mène depuis l’époque du maire Jean Doré qui voulait imposer une surtaxe sur les immeubles non résidentiels. De son propre aveu, il avait mis en place, sans aucune expérience, « une machine de guerre » dont la principale arme était des manifestations monstres de commerçants bruyants au conseil municipal et dans la rue. Coût de l’opération : 300 000 $. Mais Jean Doré a perdu ses élections en 1994.  

S’estime-t-il dur en affaires ? « Oui, je suis dur, mais juste. Et c’est un conseil que je donne à tous les entrepreneurs. » 

Après avoir remercié « le bon Dieu » de l’avoir fait ainsi, il affirme que cette attitude lui a permis de n’avoir « jamais donné de clés à la banque ».

« Dans une négociation, il faut que ce soit gagnant-gagnant. Je suis prêt à aller au bat, mais c’est la dernière option. J’ai mon caractère, mais il faut être juste », poursuit-il. Le lendemain, il nuance sa réponse : « Je suis exigeant, mais équitable. »

Un bon patron ? « Oui, je pense. »

Pas l’esclave des banques

Ce caractère et un certain flair lui ont permis de traverser trois récessions. « Au début des années 80, j’ai renégocié avec la Caisse populaire de Saint-Henri où j’avais la majorité de mes prêts. Ils ont doublé l’amortissement qu’il me restait. Ça a baissé mes paiements en deux ! C’est comme ça que j’ai survécu. »

Peu avant, il avait profité du départ des anglophones pour acheter « beaucoup » d’immeubles à bon prix. « C’est la meilleure chose que j’ai faite ! » L’idée d’un Québec indépendant ne l’a jamais effrayé.

« Qu’est-ce que ça changerait dans ma vie ? Ça ne me dérangerait pas car je suis un immigrant. Le Québec, c’est le pays des Québécois. Moi, j’aime les Québécois de souche. C’est du bon monde, un peuple pacifique et pas jaloux. Je me suis fait accepter. Je suis content car j’ai choisi le meilleur pays du monde. On peut chialer contre les autorités, et il ne nous arrive rien. Vous donnez des chances à tout le monde. La majorité de mes amis sont québécois », s’anime-t-il, ému, en versant quelques larmes.

Pour faire de l’argent avec l’immobilier, il s’en tient aux marchés qu’il connaît (Notre-Dame-de-Grâce, Sud-Ouest, Ville-Marie, surtout). Et dit prendre soin des logements, ce qui lui permet d’exiger en moyenne 1000 $ par mois.

« Ça fait longtemps qu’on n’a pas eu de plainte par rapport à la qualité de ses logements. Ce qui est plus difficile, c’est qu’il demande toujours des augmentations élevées », observe Antoine Morneau-Sénéchal, responsable des services juridiques du P.O.P.I.R. – Comité Logement, un organisme qui milite pour la défense des droits des locataires des quartiers Saint-Henri et Petite-Bourgogne, notamment.

Aussi Peter Sergakis a-t-il longtemps contracté des hypothèques sur seulement 10 ans. « Là, je suis rendu à 15 parce que les montants ne sont plus pareils. Si tu prends une hypothèque sur 25 ou 30 ans, tu deviens l’esclave de la banque. »

Ses conseils pour faire de l’argent en immobilier

> Être patient. « L’an prochain, tu vas perdre de l’argent. Il faut attendre 10 ans. »

> Rénover pour améliorer la qualité et attirer les locataires.

> Installer l’air conditionné. « C’est la nouvelle mode. Avec les changements climatiques, il faut l’air climatisé. Dès que tu mets une annonce avec l’air climatisé, il y a deux fois plus de demandes, et tu charges un peu plus cher. » 

> Louer les appartements « impeccables » et « repeints » avec des électroménagers en stainless. « Les gens sont prêts à payer pour de la qualité aujourd’hui. » 

> Avant d’acheter un immeuble, ne pas prendre en considération le prix payé par le propriétaire actuel. « Il faut penser à sa capacité à soi de faire de l’argent. » 

> Investir dans un quartier que l’on connaît. 

> Profiter des récessions pour acheter dans le creux du marché.

l’investisseur

Peter Sergakis aime l’immobilier. D’ailleurs, tout son argent y est investi, souligne-t-il. « Je n’ai pas une cenne en Bourse. Jamais. Moi, je veux contrôler mon succès. En Bourse, tu ne contrôles rien. Il y en a qui deviennent millionnaires grâce à la Bourse et là, ils pensent qu’ils connaissent tout. » 

Il n’a pas non plus de fortune en banque à l’étranger. « Le Canada a besoin d’immigrants comme moi ! »

Dans la dernière année, il affirme avoir réalisé une vingtaine d’acquisitions. Pour lui, c’est une année « correcte ».

« Il faut de bons projets pour les vendre aux banques. Il faut que je sois raisonnable, que je sois toujours capable de payer les banques et les employés. Sinon, je vais me câlisser en bas du pont. »

Peter Sergakis commence toutefois à diversifier ses paris. Il s’apprête, par exemple, à inaugurer au printemps son premier hôtel de 100 chambres. Encore non baptisé, l’édifice de 25 millions est situé rue Saint-Jacques, près de Cavendish. « Si c’était un hôtel boutique, on serait très contents, mais jusqu’ici, il n’est jamais allé dans le haut de gamme », soupire le conseiller municipal du district NDG, Peter McQueen.

L’élu, qui s’est fait poursuivre par Peter Sergakis pour diffamation après avoir critiqué l’implantation dans son quartier d’un restaurant aux serveuses sexy, reconnaît néanmoins le « succès financier » de l’homme d’affaires aux origines modestes et sa collaboration avec les policiers.

« Mais à son âge, on pourrait penser qu’il créerait quelque chose de spécial, de particulier pour Montréal, pas juste un autre bar… »

— Peter McQueen, conseiller municipal du district NDG

Peter Sergakis espère aussi construire les premières tours de sa vie. Son projet de 100 millions au centre-ville de Montréal comprend 300 logements rue Sainte-Catherine Ouest, quelque part « entre les rues Guy et Atwater ». À la Ville, le dossier est « en cours d’analyse » nous dit-on, étant donné qu’il « requiert des modifications ponctuelles au plan d’urbanisme ».

Parler aux médias et aux policiers

Le coloré personnage aime aussi les caméras, les coups d’éclat. Pur hasard, le photographe qui nous accompagne se souvient l’avoir vu se pointer un matin sur les lieux d’un drame pour dire en direct à la télévision à une journaliste que ses rampes sont conformes à la réglementation. Un client avait fait une chute de quatre étages.

ll lui rappelle la scène. Peter Sergakis s’en souvient bien. « J’ai fait une levée de fonds pour cet homme. On a ramassé 12 000 $. Je suis allé le lui porter à l’hôpital. On devait rester en contact, mais il ne m’a jamais rappelé… »

L’homme d’affaires parle aux médias, mais aussi aux policiers, avec qui il dit avoir toujours travaillé « main dans la main » pour combattre le crime organisé. Et il n’hésite pas à interpeller les élus.

En pleine guerre des motards, au début de l’an 2000, des immeubles étaient incendiés, des personnes blessées et même tuées dans le Sud-Ouest, où il possède de nombreux immeubles. 

« Le ministre de la Sécurité publique était Serge Ménard. Personne ne faisait rien. J’ai fait un speech et j’ai dit que je le tiendrais personnellement responsable de la prochaine mort. Il y avait 15 journalistes. Clic clic clic. Quinze jours après, tout le monde avait été pogné. Le problème était réglé », rapporte-t-il.

Telle une lionne qui protège ses petits, Peter Sergakis semble être prêt à tout pour défendre ses biens, ses immeubles, ses bars, son image. Peu importe la tribune. Peu importe l’importance de la tâche. Il peut aussi bien interpeller un ministre que veiller à la propreté des toilettes dans ses restaurants. « Pour laver des toilettes, il faut de l’eau de Javel. Pas des produits chimiques faibles. Quand il y a un nouvel employé, je mets des gants et je lui montre comment faire. »

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