DIRECTEUR INVITÉ

L’auteur qui marque les jeunes

En littérature comme au théâtre, Larry Tremblay est un incontournable. Auteur prolifique souvent primé, il a vu son roman L’orangeraie, qui raconte la vie d’une famille brisée par une guerre ethnique, recevoir l’an dernier le Prix littéraire des collégiens. La Presse a rencontré l’auteur au bistro de la librairie Olivieri, dans le quartier Côte-des-Neiges, pour mieux cerner notre directeur invité, dont l’œuvre marque tant les jeunes.

La cour arrière gorgée de soleil du bistro de la librairie Olivieri est remplie en ce midi de la rentrée universitaire. Alors que des étudiants de l’Université de Montréal fourmillent dans le magasin, Larry Tremblay se faufile jusqu’à notre table. Personnage marquant de la littérature québécoise, il passe complètement inaperçu, un privilège (ou un châtiment) communément réservé aux auteurs.

Dans L’orangeraie, on suit deux frères jumeaux, Amed et Aziz, alors que leur père doit choisir lequel d’entre eux sera sacrifié pour commettre un attentat-suicide dans un village voisin. Si le propos est dur, l’histoire est rendue de telle sorte que le lecteur, empathique, en sort troublé. Était-ce votre but avec ce roman ?

Je voulais qu’on se mette à la place des personnages sans les juger. Ça demande aux lecteurs un détachement et de l’empathie. Je ne voulais pas faire un roman de guerre, avec 12 000 personnages et des scènes difficiles à imaginer. J’ai rapetissé l’angle pour qu’on voie deux petits enfants et leurs parents. Chacune de mes phrases pourrait commencer par « il était une fois… ».

Un peu comme une fable…

Voilà. Au lieu de dire « ce sont des fous, un père qui sacrifie son enfant ! », on sent le contexte et on vit un mouvement de distance qui mène à la réflexion. C’est le côté positif d’une fable. Si j’avais écrit « ceci se passe en Palestine », il y aurait eu une partisanerie. Je prends pour eux, je prends pour l’autre. On aurait installé un engrenage haineux, ce que je ne voulais pas.

LES JEUNES ET LA LITTÉRATURE

Larry Tremblay commande une limonade. Assis à sa droite, un homme seul, qui semble préparer un plan de cours (un professeur, peut-être ?), tire l’oreille. Nous abordons la question de l’intérêt des jeunes envers la littérature.

L’orangeraie a marqué les jeunes. Il est maintenant enseigné dans plusieurs collèges. Pourquoi, selon vous ?

Je crois que ça les bouscule, ça pose les questions existentielles de la vie et de la mort et ça touche les conflits mondiaux. C’est une fable abordable qui suscite d’énormes débats. C’est un roman qui ne laisse pas indifférent. On ne le lit pas seulement avec son cerveau, on le lit avec son cœur.

Aborder des sujets fondamentaux comme la guerre en si peu de pages (le livre se lit en un après-midi), est-ce une façon d’intéresser les jeunes à la lecture ?

Quand on aime un livre, on est porté à en lire un autre. C’est l’effet d’entraînement. Moi, j’ai commencé à lire avec Tintin, qui m’a amené en peu de temps vers Jean-Paul Sartre. Why not ?

Vous avez longtemps enseigné à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. Que diriez-vous à un jeune qui s’intéresse à la littérature et qui fait ses premiers pas comme lecteur autonome ?

Oh, ce n’est pas mon genre de faire la morale… Je lui dirais probablement d’absorber la pensée d’un grand philosophe, un seul, mais vraiment profondément. Ce philosophe-là a lui-même absorbé une grande quantité de lectures. Alors, si tu l’absorbes, tu auras à travers lui une masse de réflexions synthétisées et fusionnées.

LIRE, POUR MIEUX RÉFLÉCHIR

Pendant l’entrevue, Larry Tremblay est posé et prend le temps de réfléchir avant de répondre aux questions. Pour l’auteur, la réflexion est un art presque perdu, alors que nous vivons dans une ère numérique où les opinions filent à vive allure.

La littérature doit-elle permettre la réflexion ?

Toujours. J’ai toujours écrit mes pièces de théâtre pour désarçonner le public et l’obliger à réfléchir. Quand on consomme totalement quelque chose sur place, on n’y pense plus. En général, mes pièces sont denses, ont plusieurs possibilités de signification. Quand on sort de la salle, on continue à y penser.

Est-ce difficile de penser à notre époque où les opinions sont omniprésentes ?

Penser par soi-même, c’est très difficile. On est souvent pensé par les autres. Par exemple, dans tous les conflits ethniques, si les personnes faisaient un nettoyage, elles remarqueraient qu’elles se sont mises à détester l’autre sans que ce soit nécessairement ce qu’elles pensent ou ressentent. Il ne faut pas oublier qu’un enfant n’a aucun comportement haineux. On lui apprend à haïr.

La haine et ses multiples manifestations, est-ce quelque chose qui vous fait peur ?

Ce qui me fait peur, c’est la facilité avec laquelle la bêtise attire les gens. Un de mes livres préférés est Bouvard et Pécuchet, de Gustave Flaubert. Il a voulu montrer la bêtise de son époque. J’ai le fantasme d’écrire ce livre pour mes contemporains, si j’en avais la compétence et la détermination. Imaginez Flaubert qui écrit aujourd’hui, il dirait quoi ? Ça serait formidable à lire.

VOCATION, ÉCRIVAIN

Plus d’une heure a passé depuis le début de notre rencontre. Le bistro s’est calmé, les étudiants sont repartis vers le campus. Nous concluons l’entrevue avec Larry Tremblay.

Quel est le rôle d’un auteur dans la société ?

C’est quelqu’un qui doit être à l’affût, se questionner, réfléchir et garder une pensée critique. Pour moi, la littérature s’approche beaucoup de la sculpture. Mes romans ne sont pas très épais, mais ils le sont deux fois plus avant que je les sculpte.

Vous les taillez, après un premier jet d’écriture ?

Je fais toujours ça. Je sculpte la masse textuelle. J’ai une exigence dans le rythme. Ce que j’enlève n’est pas mal écrit, c’est juste que je me pose la question : « Est-ce que ça nuit au rythme de lecture ? » Je ne veux pas qu’il y ait de perte de temps.

Le théâtre a dû marquer votre façon de raconter des histoires…

Oui, parce que le problème numéro un au théâtre, c’est l’ennui. Et on peut s’ennuyer très vite. J’essaie d’appliquer ça à mon œuvre romanesque, et c’est pourquoi j’enlève beaucoup de choses. Il y a une flèche qui traverse les chapitres d’un roman. Quand je commence à écrire, je n’ai pas de plan. J’écris des pages et des pages. Ensuite, j’inspecte ce que j’ai écrit, comme un policier qui passe une scène de crime au peigne fin. C’est comme ça que je découvre mon histoire. Il y a donc la quête, mon premier jet, puis l’enquête, pour trouver mon fil conducteur. La quête, c’est un cadeau des dieux. Tu te sens comme Mozart au clavecin. Mais ce n’est pas l’œuvre. L’œuvre vient après l’enquête.

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