Opinion
Dépenses électorales

Le DGE applique une bien mauvaise loi

En mettant en demeure Équiterre et la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) de cesser de diffuser informations et opinions sur le programme de partis politiques, le Directeur général des élections du Québec (DGE) n’appliquait pas mal la loi électorale. Au contraire, il appliquait très bien… des dispositions problématiques.

En période électorale, la loi québécoise interdit, sauf à l’agent officiel d’un candidat ou d’un parti autorisé, de faire ou d’autoriser des « dépenses électorales ». Or la notion s’entend notamment du « coût de tout bien ou service utilisé […] pour diffuser ou combattre le programme ou la politique d’un candidat ou d’un parti » ou encore pour favoriser ou défavoriser, même « indirectement », l’élection d’un candidat ou celle des candidats d’un parti.

Il y a deux principales exceptions à cette interdiction. La première concerne les médias, qui jouissent de la pleine liberté d’expression électorale, pourvu que leurs publications ou diffusions continuent de se faire de la même façon et de se conformer aux mêmes règles que celles qui s’appliquent en dehors de la période électorale, sauf pour la vente de publicité électorale, qui est étroitement encadrée.

La seconde s’applique aux électeurs ou groupes ne constituant pas une personne morale (comme la plupart des organisations non gouvernementales et les centrales syndicales par exemple) qui se sont enregistrés auprès du DGE et qui, sans dépasser un plafond de 300 $ ni favoriser ou défavoriser directement un candidat ou un parti, engagent des frais pour « soit faire connaître son opinion sur un sujet d’intérêt public ou obtenir un appui à une telle opinion, soit prôner l’abstention ou l’annulation du vote ».

Liberté d'expression

Quels sont ici les enjeux ? Le sentiment de censure renvoie bien sûr à la liberté constitutionnelle d’expression. Quant à elle, la loi électorale québécoise, en limitant le rôle de l’argent dans le processus, veut mobiliser le principe d’égalité des chances électorales dans sa mise en œuvre du droit constitutionnel de vote.

Sur la question du rapport du principe d’égalité des chances à celui du contrôle des dépenses électorales, le Code de bonne conduite en matière électorale de la Commission de Venise (un organe international consultatif en matière de droit constitutionnel) prévoit simplement que les dépenses « des partis politiques » peuvent être limitées. Il n’est pas question du contrôle des dépenses des « tiers », c’est-à-dire de la société civile.

Certaines provinces canadiennes – dont l’Ontario jusqu’à tout récemment – et certains pays étrangers – dont les États-Unis – ne contrôlent pas les dépenses électorales des tiers. En revanche, outre celle de certaines provinces, la loi électorale fédérale canadienne ainsi que celle de quelques pays admettent le principe d’un tel contrôle. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) déplore que « de nombreux pays peinent à définir et à encadrer les pratiques de tiers faisant campagne ». En effet, si la loi limite les dépenses électorales des partis et candidats mais non celles des tiers, alors les premières limites seront d’autant inefficaces qu’elles pourront être contournées par le recours à des tiers faisant campagne par procuration.

Si le principe de contrôle des dépenses électorales des tiers, sans être universellement accepté, n’est pas pour autant dépourvu de raison, la manière dont il est mis en œuvre par la loi électorale québécoise est exorbitante.

La loi électorale fédérale ne traite comme une dépense électorale ni celle qu’engage un groupe (tel un syndicat) qui communique avec ses membres ou employés ni la diffusion individuelle et non commerciale de ses opinions politiques sur internet.

Il y a plus. Tandis qu’en vertu de la loi québécoise, comme nous l’avons vu, toute dépense électorale faite par un tiers est interdite à l’exception d’une catégorie très restreinte de dépenses « indirectement électorales » faites par des personnes physiques enregistrées et ne dépassant pas le plafond de 300 $, aux termes de la loi fédérale, les dépenses de publicité électorale des tiers sont autorisées tant qu’elles n’excèdent pas un plafond d’environ… 211 000 $, et ce n’est que lorsque le montant de ses dépenses atteint les 500 $ qu’un tiers doit s’enregistrer.

Dans l’affaire Harper de 2004, la Cour suprême du Canada a jugé que les dispositions de la loi électorale fédérale relatives aux dépenses des tiers restreignaient de manière justifiée la liberté constitutionnelle d’expression, notamment parce que leur définition de « publicité électorale » ne viserait que la publicité associée à un candidat ou à un parti et parce que le plafond qu’elles imposent serait suffisamment élevé. Nous trouvons donc mal fondé le jugement qu’a rendu en 2011 la Cour d’appel du Québec selon lequel leurs homologues québécoises seraient une restriction justifiée à la liberté constitutionnelle d’expression.

En tout état de cause, rien n’empêche le législateur électoral québécois de revoir sa loi de manière à établir un plus juste équilibre entre l’égalité des chances électorales et la liberté d’expression. La définition de la dépense électorale devrait être resserrée, les personnes morales à but non lucratif devraient être autorisées à intervenir dans le débat, le plafond de dépenses des « tiers » devrait être rehaussé et l’exigence d’enregistrement revue pour ne s’appliquer que lorsque le montant des dépenses le justifie. Les dernières semaines en ont bien démontré l’urgence.

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