Philippe B

Elle et lui dans la grande nuit vidéo

Sur l’écran noir de ses nuits blanches, feu Claude Nougaro se faisait du cinéma, rappelez-vous. Mis en rimes sur une musique de Michel Legrand, ce cinéma fantasmatique de l’être désiré, « travelling panorama/sur ta poitrine grand format », devint un grand classique. Un demi-siècle plus tard, notre Philippe B reprend le thème pour en créer un album entier.

Sans aucunement référer à Nougaro ou Legrand, il choisit également la nuit pour contexte poétique, mais exploite un tout autre prisme audiovisuel afin que réfractent les couleurs de la relation amoureuse. Dans cette Grande nuit vidéo, le parolier y encastre d’autres fenêtres à travers lesquelles peuvent lorgner les protagonistes de ses chansons… ou carrément y sauter pour basculer dans la fiction.

« Il y a deux ans, amorce-t-il, j’avais conçu un spectacle avec ma blonde, Karina Champoux pour ne pas la nommer, qui fait de la danse contemporaine. C’était un petit spectacle présenté au café-bar de l’ancienne Agora de la danse, spectacle portant sur la symbolique de l’escalier dans le monde d’Alfred Hitchcock. Ainsi, je jouais du piano en bas des marches, pendant que ma copine bougeait dans l’escalier. »

Le spectacle s’intitulait Les enchaînés, assorti d’une chanson portant le même titre, évoquant la fusion d’êtres très amoureux, néanmoins glacés par le trouble de l’existence. Pour ce, il avait repris le « titre mal traduit » du film Notorious, réalisé en 1946 par le fameux cinéaste. Il avait aussi ébauché la chanson Rouge-gorge, qui raconte l’immense décalage entre nos petites vies tranquilles et notre intérêt marqué pour la violence en fiction.

« Ce fut pour moi le premier labo qui m’a envoyé en direction du cinéma, mais aussi en direction du couple et, conséquemment, de moi-même. »

— Philippe B

En cours de route, il a exploré la piste de la fiction telle qu’analysée dans l’excellent essai de Nancy Huston, L’espèce fabulatrice.

« Brillamment, explique Philippe B, elle y définit l’humain comme un être de fiction. Engrangées dans nos mémoires, nos histoires personnelles nous mènent à en créer d’autres. En tant qu’auteur, je me suis reconnu dans sa façon de situer notre espèce. Ça a nourri ma réflexion, ça a teinté ma création. »

Étude du couple à l’écran

Par l’entremise du cinéma qu’on visionne dans les grandes salles comme au salon, par celle des séries télévisées et des films qu’on se farcit des heures et des heures la nuit venue, Philippe B a réfléchi sur la relation de couple. Il en a surtout exprimé le ressenti poétique.

« Ça parle de l’amour au sens positif, mais ça traverse aussi des zones confuses. Ce n’est pas tragique, ça ressemble plutôt à la réalité ; la vie de couple au quotidien n’est pas tissée exclusivement de déclarations d’amour ! Toutes sortes d’humeurs la traversent. »

À travers l’immersion audiovisuelle, l’artiste a imaginé diverses scènes de la vie conjugale ou de la quête conjugale. Les protagonistes de ses chansons peuvent s’y retrouver seuls avec en tête « une construction » de l’autre. Ils peuvent converser ensemble sur les motivations d’elle ou de lui dans la relation qui les soude. Ils peuvent réfléchir sur l’effet produit par le visionnement d’une fiction. Ils peuvent même se confondre dans la fiction.

« Ces chansons posent des questions, précise Philippe B. Quelles sont ces fictions dans lesquelles on se projette ? Pourquoi aimes-tu telle actrice ? Pourquoi la trouves-tu belle et peut-être plus que moi ? Pourquoi n’es-tu pas comme celle du film ? Que disent sur nous nos choix cinématographiques ? »

Musicalement, le compositeur, arrangeur et réalisateur convient que La grande nuit vidéo puise dans ses deux albums précédents et en constitue le prolongement naturel. Pourquoi abandonner un filon si riche, au fait ? Variations fantômes et Ornithologie, la nuit ne l’ont-il pas positionné parmi les meilleurs créateurs de la chanson française d’Amérique ?

« Je voulais que ce soit plus resserré sur le plan thématique. Variations fantômes était plus thématique dans l’approche musicale que dans les propos. Cette fois, j’ai essayé de ramener le texte dans un même contexte. »

— Philippe B

La musique a suivi son cours sur territoire poétique plus circonscrit : 

« Dans cet album, soulève Philippe B, il n’y a pas de citations, emprunts ou références directes comme on pouvait en trouver précédemment dans mon travail. Il y a des évocations, cependant : vu la thématique du projet, j’ai écouté plusieurs bandes originales en faisant ces chansons, des trames de Bernard Herrmann, John Carpenter, Edouard Artemiev, etc. »

Sophistiqué mais simple

On avait applaudi ses brillantes hybridations entre chanson et musique classique dans Variations fantômes. On a fait de même avec les arrangements soyeux d’Ornithologie, la nuit. Qu’en est-il cette fois ?

« Plusieurs chansons sont enregistrées en petite formation, d’autres sont plus orchestrales. Pour ces dernières, j’ai écrit des partitions pour 16 musiciens, soit 8 cordes et 8 instruments à vent, la harpe fut ajoutée par la suite. La voix féminine est celle de Laurence Lafond-Beaulne [Milk & Bone], qui a déjà été choriste pour mes spectacles. »

Pour l’instant du moins, aucun spectacle avec grand orchestre, comme ce fut le cas à l’occasion pour les chapitres précédents, n’est prévu à l’agenda de Philippe B. Bien au contraire, il prévoit se produire avec Laurence Lafond-Beaulne et Guido del Fabbro, ainsi s’annonce la réduction d’orchestre. « Nous ferons une version avec synthétiseurs [et quelques ajouts]. Ça me mènera peut-être ailleurs ! »

Philippe B aime visiblement la sophistication mais ne prétend pas pour autant « réinventer la roue à trois boutons », pour citer la confusion savoureuse de l’ex-ministre Sam Hamad.

« Richard Desjardins et Patrick Watson s’inspirent de Debussy ou Ravel, moi je suis plus pop classique dans mes référents musicaux. Pas super moderne, en fait ; j’aime des trucs assez safe comme Carole King, Elton John ou Véronique Sanson. Le plus loin où je vais, c’est chez les Beach Boys. Cela étant dit, la construction de mes chansons diffère, c’est un hybride de toutes sortes d’affaires, la tradition française y est aussi très présente. »

Tout compte fait, convient-il, Philippe B n’a négocié aucun virage dans cette Grande nuit vidéo. « C’est la continuité. Je comprends et perçois de mieux en mieux ce qu’est ma propre manière. »

Au Centre Phi, le 17 mai, 20 h

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